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Nos droits valent plus que leur loi

La loi sur la surveillance des assurés, en votation le 25 novembre, doit donner une base légale aux enquêtes réalisées dans toutes les assurances sociales. Cet objet caractérise la manière dont notre démocratie décide ce qui mérite – ou pas – la légalité, estime Jean Ceppi. Eclairage.
Suisse

Pris le doigt sur le déclencheur par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en 2016, le secteur des assurances sociales a donné de rapides instructions à ses délégués au Parlement pour limiter les dégâts. Mais avant de développer ce que cela implique, il est indispensable de clarifier la situation.

Tout d’abord, les assurances sociales regroupent notamment l’AVS, l’AI et leurs prestations complémentaires, mais aussi la LPP et la LAA (assurance accidents), l’assurance chômage et la fameuse LAMal (assurance maladie). Si le fonctionnement de ces assurances est inscrit dans la loi, les compagnies qui nous assurent sont des entreprises privées. On les connaît bien, puisqu’elles portent par exemple le nom de cantons, ou qu’on les voit nous remercier au format mondial dans les rues, ou qu’on se bat chaque fin d’année pour voir laquelle va nous coûter le moins cher pour nous faire soigner.

Alors comment sommes-nous passés d’une décision de la justice européenne à un projet de loi suisse? C’est la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique du Conseil des Etats (CSSS-E) qui, moins d’un mois après le jugement de la CEDH, a décidé de rapidement créer une base légale pour autoriser la surveillance des assuré·es par les compagnies d’assurance. Mais si la CSSS-E est composée de 13 élu-e-s du Conseil des Etats, au moins 7 de ses membres ont des liens d’intérêts déclarés avec des compagnies d’assurance, ce qui implique que ce secteur dispose d’un levier très important sur plus de la moitié de la commission. En d’autres termes, les assureurs contrôlent la CSSS-E. Cela se ressent dans la vitesse à laquelle les choses se sont déroulées. Souvenons-nous que l’article constitutionnel instaurant l’assurance maternité n’a trouvé d’écho dans la loi que 60 ans plus tard. Il aura fallu 30 fois moins de temps aux assureurs pour y faire inscrire leur droit à nous surveiller.

Car jusqu’à maintenant, cette surveillance se pratique, mais sans base légale. Plus encore, la CEDH a pointé du doigt que cela allait à l’encontre de l’art. 10 (droit à la vie et liberté personnelle) et de l’art. 13 (protection de la sphère privée) de notre Constitution. Ces deux articles posent donc des droits fondamentaux que le peuple et les cantons suisses ont arrêtés dans cette même Constitution. Sauf que l’art. 36 Cst se nomme justement «restriction des droits fondamentaux», et qu’on peut y lire: «Toute restriction d’un droit fondamental doit être justifiée par un intérêt public ou par la protection d’un droit fondamental d’autrui.»

On peut débattre sur la lutte contre la fraude à l’assurance sociale comme étant d’intérêt public ou non: cela vaut-il le coup d’autoriser des entreprises privées à décider de venir filmer par la fenêtre de notre logement pour économiser – hypothétiquement – quelques millions par année, à l’échelle de tout le pays? Cela est-il d’ailleurs vraiment constitutionnel, au vu de l’art. 13 CEDH, qui a déjà participé à la condamnation de la Suisse?

Cette situation permet de mettre en lumière la manière dont notre démocratie représentative crée des lois, et la manière dont elle décide ce qui mérite la légalité et ce qui tombera dans l’illégalité. En fait, ce passage de «sans base légale» à «tout à fait possible, oui oui, pas de souci» est très éclairant sur qui devrait se sentir le plus représenté par notre Parlement. Les électrices et électeurs, auprès de qui on vient faire risette tous les quatre ans pour s’assurer d’un siège en première classe dans le train et au Palais fédéral? Ou alors d’autres entités, qui scrutent les parlementaires (et les assuré-es) de bien plus près, et qui glissent bien plus qu’un bulletin dans une urne?

En écho à la question posée le 25 novembre prochain par l’initiative «Le droit suisse au lieu de juges étrangers», celle du projet de la CSSS-E pourrait se formuler tout autrement: Voulons-nous accepter des lois dictées par les assureurs, ou voulons-nous que nos droits fondamentaux soient respectés?

Jean Ceppi est étudiant en Humanités numériques à l’Université de Lausanne.

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