Chroniques

Retour au matérialisme

L'actualité au prisme de la philosophie

Le matérialisme désigne entre autre une approche en sciences sociales qui entend partir de l’analyse des rapports de travail dans la société.

Le travail: une notion critique fondamentale

La notion de travail est complexe. Elle peut renvoyer à des usages philosophiques, économiques, sociologiques… Sous un angle sociologique, il est possible de distinguer le travail et l’emploi. Le travail déborde l’emploi. Il existe du travail qui ne relève pas de l’emploi: c’est par exemple le travail domestique réalisé de manière prépondérante par les femmes.

Le travail continue d’être une catégorie fondamentale de la critique sociale. En effet, étudier les rapports de travail, c’est se donner les moyens de déceler la réalité des inégalités sociales au-delà des discours. Il existe par exemple des hommes qui se présentent comme pro-féministes. Mais lorsque l’on étudie la manière dont les tâches domestiques sont réparties entre leur compagne et eux dans leur foyer, il est possible de constater qu’au-delà des belles paroles, la réalité des pratiques ne suit pas.
Une des catégories les plus importantes de la critique sociale réelle est sans doute celle de la «division du travail». Il s’agit d’étudier la manière dont les tâches sont divisées inégalitairement. Il est possible d’imaginer un squat où vivent des tenant-e-s du refus de travail salarié. Pour autant, au sein de ce collectif, il est possible que certaines personnes, les femmes, soient chargées des tâches domestiques et des activités les moins valorisées.

Le travail au-delà de l’emploi

La division du travail, selon la sociologue Danièle Kergoat, répond à deux principes. Le principe de séparation – les travaux socialement attribués aux hommes et aux femmes ne sont pas les mêmes – et le principe de hiérarchie – les travaux des hommes valent plus que ceux des femmes. Ces principes ne caractérisent pas seulement la division sociale sexuée du travail, mais également la division de classe sociale ou encore «ethno-raciale»… La sociologie nous montre même qu’il existe des divisions du travail et des inégalités de salaire en fonction de l’orientation sexuelle des personnes.

Mais la division du travail ne se retrouve pas seulement sur le marché de l’emploi salarié, elle est présente également dans ce que certains appellent l’«activité», comme s’il s’agissait d’espaces préservés des rapports de travail. Il s’agit par exemple du travail militant: en fonction de leur catégorie sociale, les personnes n’ont pas accès aux mêmes tâches ni ne jouissent du même prestige symbolique.

L’université, un espace d’exploitation du travail

Considéré comme le haut lieu de l’amour désintéressé du savoir, l’université masque en réalité des formes d’exploitation permises par des divisions du travail, en particulier entre chercheurs statutaires et une armée de réserve de précaires.

Le fonctionnement de la recherche repose sur des doctorant-e-s et des chercheurs-euses sans poste, contraint-e-s, pour pouvoir espérer un jour en avoir un, de travailler gratuitement ou même de payer pour travailler lorsque, par exemple, il leur faut financer de leur poche des déplacements et inscriptions en colloque universitaire.
La sociologue Christine Delphy a bien montré que l’apparent don de soi volontaire pouvait masquer des rapports d’exploitation. C’est ce qui l’a conduite à mettre en valeur comment les femmes effectuaient un travail gratuit dans l’espace domestique, qui pouvait être analysé à travers la catégorie marxienne «d’exploitation».

Etudier les rapports de travail

Il arrive souvent que dans les milieux militants de la gauche radicale, sous l’influence du post-structuralisme, on se contente d’une critique discursive visant la déconstruction des normes, mais sans s’intéresser aux rapports matériels de pouvoir. C’est pourquoi l’objectivation de la réalité matérielle des rapports de travail doit être effectuée par les militant-e-s qui ne se paient pas de mots. Il est nécessaire de comptabiliser le temps passé à chaque tâche, aussi bien dans le travail salarié que dans les espaces en dehors du travail salarié, en fonction des groupes sociaux. Il s’agit de s’interroger sur qui fait les tâches les plus valorisées socialement. Qui effectue les tâches les plus chronophages et les moins bien perçues socialement? Qui se prévaut socialement des résultats de ce travail? Qui en tire les bénéfices sociaux?

Comme le rappelle Christine Delphy, le vrai problème des personnes socialement dominées, comme les femmes, ce n’est pas tant le symbolique, mais la réalité matérielle de la domination, qui se mesure en temps de travail et en bénéfices matériels liés à un travail réalisé.

 

 

Irène Pereira  est enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com

Publication récente: Bréviaire des enseignant-e-s – Science, éthique et pratique professionnelle, Editions du Croquant, août 2018, www.editions-croquant.org

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