Chroniques

Trottoirs d’ici et d’ailleurs

EST-CE BIEN RAISONNABLE?

Que peut-on dire d’un pays en analysant la gestion que fait celui-ci de ses trottoirs et de son espace public? Par exemple, en Suisse, force est de constater que les piétons se sont bien battus pour la défense de leurs intérêts. Cela a pris des années, mais ils y sont parvenus: sur la chaussée, ils sont désormais prioritaires. Et gare aux automobilistes qui ne les laisseraient pas traverser tranquillement sur les lignes jaunes: les chauffards seraient aussitôt amendables, même si les passants font simplement mine de vouloir traverser. A tel point que, convaincus de leur bon droit, les passants renoncent pour la plupart à regarder à droite et à gauche et se lancent tête baissée sur la route, ce qui est parfois un peu exagéré.

A Abidjan, en Côte d’Ivoire, où je me trouve depuis quelques jours, j’ai meilleur temps d’oublier mes réflexes helvétiques si je veux sauver ma peau. Il me faut changer complètement de logiciel, et faire comme les gens ici: c’est-à-dire être en permanence sur le qui-vive et aux aguets, ruser pour éviter de finir bêtement sous un taxi-compteur ou un 4×4 rugissant, car ici les automobilistes sont rois. Me voilà donc arpentant les rues du Plateau, au centre-ville, attentive à la moindre fenêtre d’opportunité qui me permettra de traverser une rue et passer sans encombres d’un trottoir à l’autre
– quand bien même ceux-ci ont pratiquement disparu.

Mais où sont passés les trottoirs, se demanderont ceux qui n’ont jamais mis un pied à Abidjan? Car dans les plans urbains, les trottoirs figurent en bonne place le long des axes routiers. Mais ceux-ci ne remplissent plus leur fonction première depuis belle lurette. Ils ne sont plus réservés aux courageux piétons qui y rencontrent quotidiennement de nombreux obstacles lorsqu’ils font leurs courses, quel que soit le quartier de la ville, et se retrouvent à zig-zaguer entre les étals des petits commerçants, les voitures, les vendeurs à la sauvette et les déchets qui parfois s’amoncellent.

Au centre-ville, le trottoir est ainsi devenu un véritable parking pour les grosses cylindrées des cadres qui travaillent dans les tours alentour. Le peu d’espace qui reste est squatté par les vendeurs à la sauvette. Si vous êtes pressé, vous avez meilleur temps de quitter ces lieux à haute intensité commerciale pour marcher carrément sur la route, à vos risques et périls. Car dès les premières lueurs du jour, les trottoirs des quartiers populaires de Treichville ou d’Adjamé sont annexés par les boutiquiers qui y déversent leurs marchandises, les rendant ainsi plus visibles aux clients potentiels – mais réduisant d’autant le maigre passage réservé aux passants. A cela s’ajoutent encore les vendeurs à la sauvette, qui n’entendent pas céder un pouce de terrain.

On pourrait penser que dans les quartiers résidentiels, les piétons ont plus facilement accès à des trottoirs dégagés de leurs contingences commerciales. Et bien, pas du tout. Ceux-ci ont également été annexés par les riverains, qui les ont transformé en magnifiques jardins, avec des fleurs, des plantes, des arbres, du gazon, entretenus par le jardinier de la maison. Ce qui est charmant. Mais contraint également les passants à marcher sur la route et à être attentifs, comme ailleurs, aux véhicules qui circulent.

Cela dit, la vie bouillonnante des trottoirs d’Abidjan a un charme certain. Dans un indescriptible tohu-bohu, on rigole, marchande, plaisante, fait des affaires. On se sent à des années lumières de la réalité des rues de Lausanne ou de Genève, où, pour caricaturer un peu, les gens sont tellement policés qu’il ne s’y passe plus grand-chose. Quant à expliquer sous d’autres latitudes que si, en Suisse, vous crachez sur un trottoir ou zappez les poubelles pour vous débarrasser d’un déchet, vous vous exposez à des amendes salées, cela suscite étonnement ou incrédulité. Mais aussi un sentiment d’envie et une aspiration à davantage de discipline et de réglementation. Comme quoi…

*Journaliste.

Opinions Chroniques Catherine Morand

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