Chroniques

Traduire les mouvements sociaux

L'actualité au prisme de la philosophie

Les revendications entre mouvements sociaux peuvent entrer en tension. Comment alors est-il possible de produire un esprit de coalition entre mouvements sociaux?

Renouveler le dialogue interculturel. Le penseur portugais Boaventura de Sousa Santos1>On trouve sur son site Internet de nombreux articles, pour la plupart en portugais, anglais et espagnol et quelques-uns en français:
www.boaventuradesousasantos.pt/pages/pt/homepage.php
est l’un des plus importants intellectuels critiques s’inscrivant dans la pensée décoloniale. Il est l’auteur d’un ouvrage consacré à l’épistémologie du Sud2>B. de Sousa Santos, Epistémologies du Sud – Mouvements citoyens et polémique sur la science, Paris, Desclée de Brouwer, 2016.. La réflexion de Sousa Santos tente de dépasser l’opposition entre universalisme et relativisme, à travers une conception pluriversaliste. Sans abandonner les idéaux émancipateurs universels, il s’agit d’admettre que ceux-ci peuvent prendre des formes diverses selon le contexte culturel dont il est question.

Pour cela, Sousa Santos défend une «herméneutique diatopique». Il s’agit de faire dialoguer des approches culturelles diverses de manière à en faire émerger les concepts communs. Pour autant, il n’est pas question de faire dialoguer n’importe quelles traditions culturelles entre elles, mais celles qui sont porteuses d’idéaux émancipateurs progressistes. On doit alors admettre que ces idéaux n’ont pas émergé uniquement dans les Lumières européennes, mais qu’on les retrouve dans différents contextes culturels sous des noms et avec des formes quelque peu différents. Il s’agit donc d’une défense du multiculturalisme, mais d’un multiculturalisme ouvert sur le monde.

La racialisation géographique du capitalisme. Sousa Santos intègre également à sa pensée l’héritage de la géographie marxiste de la dépendance. L’économie capitaliste s’organise entre centres, semi-périphéries et périphéries. L’eurocentrisme dans la connaissance est également un effet de cette organisation géographique raciste du capital.

L’approche de Sousa Santos vise au contraire à affirmer l’importance d’accepter la pluralité des formes des épistémologies et des productions de savoir, mais également à affirmer l’importance pour l’Europe de se nourrir de la pensée des Sud.

Le Sud est chez cet auteur à la fois une notion géographique et conceptuelle. Les pays du Sud, par opposition à ceux du Nord, désignent un ensemble géographique de pays qui ont connu la colonisation et qui subissent encore aujourd’hui une dépendance économique vis-à-vis des pays du Nord. Mais, il existe également des Sud au sein de l’Europe. Les pays du sud de l’Europe (Portugal, Espagne, Italie, Grèce) sont depuis le XVIIe siècle dans une forme de subordination économique et symbolique vis-à-vis des pays du nord-ouest de l’Europe. De même, il existe, avec l’immigration postcoloniale en Europe, la constitution de Sud intérieurs qui se retrouvent dans des bidonvilles ou des cités ghettos.

Ainsi, Sousa Santos voit dans les formes d’économies sociales et solidaires ou encore dans le rapport à la nature des domaines dans lesquels l’Europe pourrait accepter humblement de prendre en compte les apports des pays du Sud.

Le dialogue interculturel dans les mouvements sociaux. L’approche tournée vers le dialogue interculturel promue par Sousa Santos se trouve également mise en œuvre dans une réflexion sur les mouvements sociaux.

Il fait ainsi état des difficultés auxquelles peuvent être confrontés les mouvements sociaux féministes en Amérique latine, selon qu’il s’agit de mouvements plutôt animés par des femmes blanches ou des par des femmes amérindiennes. Ces dernières, par exemple, peuvent avoir des réticences à se proclamer féministes ou encore à s’engager dans des démarches en non-mixité. Elles estiment qu’elles ont besoin de la présence des hommes pour les faire changer.

Face à cela, Boaventura de Sousa Santos défend l’importance de la traduction comme modalité permettant à ces mouvements féministes qui peuvent avoir néanmoins des revendications communes de faire apparaître des éléments de convergence.

On peut prendre un exemple de traduction en confrontant deux situations. Durant, les années 1970, les féministes en France métropolitaine ont mis en avant le droit à l’avortement. Pendant ce temps-là, comme l’a montré Françoise Vergès dans son ouvrage Le ventre des femmes3>F. Vergès, Le ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme,Paris, Albin Michel, 2017., les femmes de l’île de la Réunion (possession française d’outre-mer) se voyaient imposer des avortements et des stérilisations forcés. La traduction consiste à dégager ce qu’il peut y avoir néanmoins de commun face à ces situations qui peuvent apparaître comme contradictoires. La revendication qui peut être commune à ces femmes consiste en la maîtrise de leur maternité.

Contrairement aux considérations de penseurs postmodernes comme Lyotard, le problème de l’eurocentrisme ne tient pas à la prétention d’avoir voulu développer un métarécit émancipateur. Il tient au fait que l’idéal européen des Lumières a consisté à développer ce projet universel en excluant le reste du monde de la participation à son élaboration.

Notes[+]

* Enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com
Publication récente: Paulo Freire, Pédagogue des opprimé-e-s, éd. Libertalia, 2018.

Opinions Chroniques Irène Pereira

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