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Retour à Tineteqilaaq

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J’ai eu la chance, peu après Mai 68, de passer un mois à Tineteqilaaq et autour, guidé par Pierre et Bernadette Robbe, ethnologues spécialistes de la côte Est du Groenland. C’est un village de chasseurs-pêcheurs dont, à part quelques algues, des myrtilles et des produits importés trop chers, les seules ressources alimentaires étaient les mammifères marins, les poissons et quelques oiseaux sauvages. Véganes s’abstenir! L’ordinaire, c’était le ragoût de phoque, le phoque séché (souvent avec asticots!), la morue séchée trempée dans l’huile de phoque – souvent rance, parfois avec des pouboukés, ces myrtilles jamais mûres.

Des délices exceptionnels s’y ajoutaient quand la chasse était généreuse, comme de la peau de narval: quatre centimètres de graisse sur trois d’une substance qui ressemble au néoprène des combinaisons de plongée… mais très comestible! Très exceptionnellement, un steak persillé d’ours polaire ou, en cas de fête, du «vieux phoque» déterré à la fin de l’été après deux mois sous terre!

J’avoue ne pas avoir goûté ce dernier malgré mon ethno-curiosité: l’année précédente, cette spécialité avait tué plusieurs des 40 0000 Groenlandais de l’époque. Son odeur, dans la maison, aurait mérité un masque à gaz! Cela dit, elle ne décourageait pas les locaux qui se précipitaient à pleines mains sur le cadavre, ouvert au milieu de la pièce unique de la maison, et se régalaient. Quand, par retour de civilité, nous leur avions proposé de partager notre fromage bleu danois hyper-stérilisé, ils nous avaient répondu qu’ils n’en voulaient pas, «parce qu’il puait»! C’est ce que l’on appelle le relativisme culturel et c’est le drame du Groenland…

Car, comme vous pourrez le voir dans le très beau film de Samuel Collardey Une année polaire, sorti depuis peu, la colonisation danoise, qui se voulait paternaliste et bienveillante, a conduit ce pays immense, hostile et peu peuplé à une schizophrénie totale entre la volonté de survie qui avait permis l’adaptation des autochtones depuis des millénaires et la prétention des colonisateurs danois de leur imposer un mode de vie européen, dépourvu de sens en ces lieux.

Tout ceci a été fort bien décrit dans le livre de Robert Gessain Ammassalik, ou la civilisation obligatoire (Flammarion, 1969) ainsi que dans de multiples publications de Pierre et Bernadette Robbe, Joëlle Lamblin ou Jean Malaurie sur Thulé1>Les peuples de la culture de Thulé sont les ancêtres des Inuits modernes, ndlr., pour ne parler que des auteurs français. Une littérature considérable et similaire existe sur les Inuits canadiens, étasuniens et sibériens, au point que l’on se demande parfois si les chercheurs spécialistes des Inuits ne sont pas plus nombreux qu’eux!

Ce que le film montre, c’est que, malgré tous ces écrits et beaucoup de discours, la situation coloniale qui conduit au désastre actuel et à l’extinction d’une culture exceptionnelle persiste un demi-siècle plus tard. Le scénario raconte l’histoire vraie, interprétée par celui qui l’a vécue, d’un instituteur danois naïf venu faire, en danois, l’école danoise, européenne, luthérienne, impérialiste et sûre de ses valeurs, à une dizaine d’enfants de Tineteqilaaq. Eux ont bien plus envie de jouer et d’apprendre à chasser comme leurs grands-pères que d’apprendre le danois, l’histoire du Jutland, le petit Jésus et autres fadaises inutiles ou toxiques dans leur quotidien. Car passer sa vie à l’école empêche d’aller à la chasse et d’apprendre avec les adultes les techniques du traineau à chien, du kayak ou de l’orientation dans le blizzard, parmi les icebergs.

L’école assidue condamne soit à l’émigration vers l’inconnu, soit au chômage local et à son cortège d’alcoolisme et de violence. Mais notre instituteur comprend vite l’absurdité des consignes d’importation culturelle intransigeante, apprend laborieusement une langue difficile et, modeste et maladroit, finit par s’adapter à un contexte bien difficile. Le réalisateur nous épargne les situations trop dures et nous fait plaisir avec les images fabuleuses du grand Nord, mais il a le grand mérite de ne pas s’y limiter.

Notes[+]

* Chroniqueur énervant.

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lundi 8 janvier 2018

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