Chroniques

Je me tue, donc je vis

L'Impoligraphe

L’autre jour, un centenaire australien a traversé la moitié du monde pour venir mourir comme il l’avait choisi, en Suisse. Parce qu’en Australie il n’avait pas le droit de mettre fin lui-même à sa propre vie, et qu’en Suisse il en avait le droit. Mais on se souvient aussi qu’il y a quelque temps, en Suisse, un autre homme voulait mourir, comme il en avait le droit. Il avait demandé à l’association Exit de l’y aider comme il et elle en avaient le droit. Elle avait accepté. Mais deux de ses frères l’en avaient empêché, en saisissant la justice et en faisant suspendre l’injection létale prévue. L’homme qui voulait mourir n’a pas attendu que la justice lui en donne le droit: il se l’est donné, ce droit, et se l’est donnée, sa mort. Seul, sans l’accompagnent d’Exit.1>Cf. «Privé de l’assistance d’Exit, il met fin seul à ses jours», ats, Le Courrier du 11 novembre 2016.

Qu’est-ce que ces deux parcours pour le même choix ultime disent de notre rapport à la mort – à notre propre mort, et à la mort des autres, celles et ceux dont on n’accepte pas la mort même s’ils ont choisi de se la donner, celles et ceux qu’on aime et qu’on aime vivants? A qui appartient la mort? Pour Camus, la question du suicide est la seule question importante parce qu’elle pose le plus crûment, le plus clairement, la question de la liberté. Et que si la question du suicide est peut-être une question sociale, la réponse à cette question n’est, et ne peut être, qu’égoïste au sens philosophique du terme: elle est le geste qu’on fait ou ne fait pas pour se donner sa propre mort. Il y a un droit de vivre, il y a un droit de mourir, et ce droit est irréductiblement personnel.

La loi suisse définit la mort comme l’arrêt irréversible des fonctions cérébrales. Je pensais, donc j’étais; je ne pense plus, donc je ne suis plus. Même si mon cœur, aidé à cela, bat encore, que mon sang circule encore dans mes veines et que mon corps est encore tiède, je ne suis plus parce que je n’y suis plus. Mais n’ai-je pas le droit de choisir le lieu, le mode, le moment de ma mort? Bien sûr que j’en ai le droit. Et je suis le seul à l’avoir. Sans aucun compte à rendre à personne de ce choix. Et surtout pas à un tribunal, comme celui devant lequel deux frères d’un l’homme qui voulait mourir ont traîné Exit, coupable d’avoir été d’accord de l’aider à mourir parce qu’il le lui avait demandé.

La mort est ainsi un choix de vie. Un choix égoïste? Sans doute. Mais pas moins que le refus d’autrui de me le laisser, ce choix. «Tu n’as pas le droit de nous faire ça», ont dit ses frères à celui qui voulait mourir, et qui se donnaient le droit de l’obliger à vivre quand il ne le voulait plus. Comme s’il leur appartenait, qu’il n’avait pas le droit de «faire ça» à eux. Où est l’égoïsme quand la vie d’un homme ou d’une femme devient la propriété d’autrui, fût-ce par amour? On a le droit de «faire ça» (ou de ne pas le faire) de sa vie, pas de celle des autres. Parce que c’est notre vie. A nous, et à personne d’autre. Et qu’il n’y a que cela qui nous appartienne vraiment, le choix de notre mort.

C’est d’ailleurs un choix plus simple qu’il parait. Comme nous l’enseigne le vieil Epicure, il n’y a que la mort des autres qui puisse nous importer, et même qui puisse, pour nous, exister: ma mort n’existe pas, puisque je ne puis la concevoir que si je suis vivant, et que si je puis la choisir ou la refuser, c’est que je ne suis pas mort – il faut être vivant pour concevoir qu’on puisse ne plus l’être. Il faut être vivant pour se tuer. Ainsi notre propre mort est-elle un choix de vie. Je me tue, donc je vis.

Le droit au suicide, cependant, non seulement n’exclut pas le devoir de rendre plus belle la vie pour soi et pour les autres, mais il complète ce devoir et ce devoir le complète. On est là dans deux ordres différents, celui du droit irréductiblement individuel de choisir de vivre ou mourir, et celui du devoir collectif de rendre la vie possible. Possible, pas obligatoire. Nous ne nous sommes pas donné la vie. Nous avons le droit de nous donner la mort. Et n’avons aucune raison, aucune justification, aucune explication à en donner. Elle, au moins, nous appartient, à nous seuls; c’est la seule propriété privée qui ne peut souffrir d’aucune contestation. D’en disposer nous renforce face à tout. Notre vie ne vaut rien si nous ne pouvons y mettre fin. Et personne ne peut faire ce choix à notre place, prendre la vie d’un autre en otage pour conjurer sa propre peur de la mort.

«En deçà, donc, de ce grand pouvoir absolu, dramatique, sombre qu’était le pouvoir de la souveraineté, et qui consistait à pouvoir faire mourir, voilà qu’apparaît maintenant cette technologie du biopouvoir, cette technologie du pouvoir sur ‘la’ population en tant que telle, sur l’homme en tant qu’être vivant, un pouvoir continu, savant, qui est le pouvoir de ‘faire vivre’.» (Michel Foucault, «Il faut défendre la société», cours au Collège de France, 1976).

Face au pouvoir de «faire vivre», se donner la mort peut devenir une forme, ultime, définitive, irrépressible, de résistance.

Notes[+]

* Conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.

Opinions Chroniques Pascal Holenweg

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lundi 8 janvier 2018

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