Chroniques

Le plus heureux…

A rebrousse-poil

«Que la nature est belle, et que le cœur me fend». Ce vers de «L’affiche rouge», le poème d’Aragon, monte à mon esprit chaque fois que je me sens en profonde harmonie avec le paysage. Lorsque, l’espace de quelques minutes, j’ai le sentiment de ne faire qu’un avec le chemin pierreux, avec la montagne et l’herbe rase du pâturage, avec le ciel immensément bleu, dans lequel le soleil descend doucement vers les vallonnements de la France toute proche.

Le bonheur se mérite? Loin de moi cette idée!

Toujours est-il que j’en ai bavé, ce matin.

Dimanche de grand beau temps. Bâtons de marche en mains, petit sac au dos, je me suis engagé, heureux, sur le sentier qui mène vers les hauts.

La pente est rude dès la sortie du village. Après cinq minutes je marque le pas, le souffle court, le cœur battant à grands coups. Là, pas de phrase poétique dans ma tête, mais le souvenir de la grand-mère Louise, assise sur son canapé, qui ressassait à longueur de journée: «Y a pitié de devenir vieille… vous verrez, quand vous aurez mon âge…» Et nous, les gamins, qui rigolions doucement! Mais diable, je n’en suis pas encore à ce point, que la moindre grimpée va devenir une épreuve! Ben si, mon vieux, faut t’y faire: tu as derrière toi un nombre considérable d’heures de vol, et la machine n’est plus de première jeunesse!

Un pied devant l’autre, lentement, lentement, je marquerai une pause – ouf! – sur ce replat après le petit bois.

Je comptais mettre à profit cette tranquille balade pour rassembler des idées. Plusieurs pistes pour la chronique que j’enverrai au Courrier dans les jours prochains:

Pensant aux mouvements sociaux qui agitent la France, commencer par: «Quand j’entends le mot ‘réformes’ je me demande combien on va prendre aux pauvres pour engraisser les riches?»; Mettre en parallèle la sinistre Mme Thatcher et son «Tina» avec le glacial Macron affirmant sur la chaîne Fox News (plus réac qu’elle, tu meurs) qu’il ne cédera rien aux travailleurs de la SNCF? Aller du côté de Gaza, où Tsahal tire à balles réelles sur les manifestants pacifiques? Parler de ma tristesse et de mon désarroi à propos du Nicaragua, cher à mon cœur? Les sujets hélas ne manquent pas…

Mais ce qui m’occupe pour l’instant, ce sont les articulations douloureuses, les muscles au bord de la crampe, et ce foutu manque d’oxygène. Effort, souffrance même, le moindre répit dans la pente est une bénédiction.

Surtout ne pas renoncer…

Aux branches des foyards les feuilles vert tendre sont à peine défroissées: «le mai» est en train de monter. C’est ainsi que l’on nomme l’éclosion du feuillage. D’abord en bas, à la limite de la plaine, ce n’est qu’une fragile ligne verte sur le sombre de la forêt. Jour après jour, avec la température plus clémente, cette ligne gagne du terrain, s’élève, horizontale, sur le flanc du Jura. En peu de temps, le mai arrive au village, puis le dépasse, et finit par atteindre le bas des pâturages. Une fois de plus le miracle a lieu.

Enfin l’ultime coup de reins, encore quelques mètres, et j’aperçois mon but, un petit bistro caché dans les ­sapins.

Tables au soleil, parasols, la moitié du village est là. Depuis quatre heures ce matin, la soupe aux pois mijote dans une grande marmite romaine. Jambon, saucisson, lard, personne ne voudrait rater cette agape!

Tout en n’étant pas négligeable, la gastronomie n’est en vérité qu’un prétexte. L’important, dans la soupe aux pois, ce sont les retrouvailles. Convivialité, derniers potins, souvenirs partagés. On évoque les vieux, ouvriers d’usine qui nous ont bâtis, leurs mots, leurs chansons, leurs colères. Ici sont mes racines, ici, je suis en famille, au milieu des miens. Verres de vin, rires, l’après-midi passe, trop vite…

L’air se fait frisquet, l’accordéoniste referme son soufflet, vient le temps de rentrer.

Et c’est le pas léger que je fais dans l’autre sens le chemin parcouru ce matin.

«Que la nature est belle et que le cœur me fend»… Chant d’un oiseau, lumière du couchant, l’air est doré… Aragon poursuivait, rappelant la lettre que Missak Manouchian écrivait à son amour, le jour même où il allait être exécuté par les nazis: «La justice viendra sur nos pas triomphants»…

Fin d’une superbe journée. Apaisé, je suis en communion avec l’univers. Oubliées les prisons, les tortures, je ne garde plus de l’humain que ce qu’il peut avoir de meilleur. Oserai-je le dire? Au moment où le soleil rouge enflamme l’horizon, je suis l’homme le plus heureux du monde.

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www.michelbuhler.com

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lundi 8 janvier 2018

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