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Les expériences sociales frontalières

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

A la limite entre les zones de contact des rapports sociaux, se trouvent des expériences sociales frontalières.

L’expérience frontalière des rapports sociaux. La notion de «frontière sociale» a été mise en lumière par la féministe chicana Gloria Anzaldúa. Elle désigne des situations sociales où les individus se trouvent positionnés à la limite de deux ou plusieurs rapports sociaux. La notion d’expérience frontalière indique une situation sociale complexe et contradictoire à laquelle est confrontée une personne du fait de sa position dans les rapports sociaux.

Il est possible de distinguer entre deux formes d’expérience frontalière.

L’expérience frontalière intersectionnelle. La personne qui vit cette expérience sociale frontalière subie plusieurs oppressions conjointes. Ce cas a été particulièrement mis en lumière par le Black Feminism qui a analysé les oppressions de classe, de sexe et de racisation que subissent les femmes afro-américaines.
Mais il existe des expériences frontalières ambivalentes. La personne qui les vit se situe dans une position sociale qui la positionne à la limite de la frontière entre les privilèges sociaux et les oppressions sociales.

Aux limites des rapports sociaux… Le terme «queer» est à l’origine une insulte pouvant être traduite par «étrange» ou «bizarre» qui désigne l’opprobre sociale que subissent les personnes qui se trouvent à la frontière des rapports sociaux de sexe et donc des normes de genre: genres non-binaires, personnes trans*, sexualités minoritaires… Dans le cas, par exemple, des personnes trans*, cela peut se traduire par la nécessité d’«espaces sécuritaires» (safe spaces) ponctuels afin de ne pas être exposé à la transphobie des personnes cisgenres (dont le genre et le sexe sont adéquation).
Les transclasses désignent, selon la philosophe Chantal Jacquet, les personnes qui franchissent les frontières de classes sociales: celles connaissant une mobilité sociale ascendante ou celles qui connaissent un déclassement sociale. Mais certaines expériences peuvent conduire la personne qui les vit à se situer dans une situation ambivalente et contradictoire. Ainsi, les intellectuels précaires se caractérisent par un capital culturel élevé, mais un capital économique faible.
Il existe également des expériences frontalières ethno-raciales. Les personnes qui les vivent font une expérience ambivalente, à la fois discriminées et bénéficiant de certains privilèges blancs. C’est le cas des personnes racisées bénéficiant d’un «white passing» qui leur permet de passer pour blanches du fait de leur phénotype et/ou de leur nom. Mais c’est également le cas, selon le sociologue Boaventura de Sousa Santos, pour les ressortissants des pays de la semi-périphérie de l’Europe, comme le Portugal, dont la situation les fait bénéficier de privilèges blancs dans les pays de la périphérie, mais qui peuvent vivre une situation sociale subalterne lorsqu’ils émigrent dans les pays du centre économique.
Les expériences sociales frontalières: entre déni et surinvestissement. Les expériences sociales frontalières sont à la fois sous théorisées et sous explorées, mais elles sont parfois investies d’un excès de perspectives.
Ainsi, les théories queer tendent à centrer leurs analyses politiques sur les expériences frontalières oblitérant pour partie l’antagonisme massif des rapports sociaux de sexe au profit des expériences frontalières minoritaires.
Il en va de même du post-marxisme italien qui accorde au cognitariat (travailleurs intellectuels précarisés) un rôle déterminant dans les rapports sociaux capitalistes en théorisant une économie postfordiste.
S’il ne s’agit pas de nier l’existence de ces expériences qui doivent être effectivement reconnues en tant que telles, cela ne doit pas pour autant conduire à oblitérer le caractère massif des rapports sociaux de classe. Le risque en effet est de surinvestir la position sociale de certains groupes minoritaires du fait de leur forte capacité à théoriser leur situation. La conséquence est alors d’invisibiliser des groupes sociaux qui sont socialement davantage dominés.

Rapports sociaux, expériences frontalières et alliances. La question de la théorisation politique des expériences frontalières doit être davantage pensée sous l’angle des alliances que celui de la centration sur une politique propre.
Marx avait bien vu dans son œuvre que, sur un plan sociologique et historique, il existait bien plus que deux classes sociales. Mais il a mis en lumière que, sur le plan politique, l’antagonisme de classes au sein du capitalisme se réduisait à deux classes principales: le prolétariat et la bourgeoisie. Les autres classes sociales n’avaient pas de stratégie politique indépendante, mais tendaient à s’allier à l’un ou l’autre groupe.
S’il existe plusieurs rapports sociaux qui organisent la société sur la base d’une tension autour du travail (comme l’a souligné la sociologue Danièle Kergoat), pour autant ces conflits restent structurés autour d’antagonismes qui opposent deux groupes. Ainsi, la problématique politique principale des groupes sociaux frontaliers est celle de leur alliance ou non avec les groupes socialement les plus dominés: classes populaires, femmes ou personnes racisées.

* Enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com
Publication récente: Paulo Freire, Pédagogue des opprimé-e-s, Ed. Libertalia, janvier 2018.

Opinions Irène Pereira

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