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Petit historique de la non-mixité

Petit historique de la non-mixité
Alix Heiniger est historienne.
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Jeudi dernier, dans la cour de l’Hôtel-de-Ville, une amie et moi avons été abordées par un homme qui disait attendre son «ami» François Longchamp. Il nous a expliqué qu’il est membre de la société des Vieux-Grenadiers, où il rencontre ses «amis»: Pierre Maudet, Robert Cramer et Christian Lüscher. Nous avons demandé si nous pouvions adhérer. Il nous a répondu que non, car la société en question est, selon ses mots, «misogyne». Les profits que cet homme peut tirer de sa participation aux Vieux-Grenadiers apparaissent assez clairement: il y rencontre de puissants «amis» qui appartiennent à l’élite politique.

D’autres espaces non mixtes ne sont pas conçus pour «réseauter», mais pour permettre aux dominé-e-s de réfléchir aux oppressions subies, d’échanger des expériences, sans risquer de heurter les dominants ou de devoir leur expliquer les ressorts des oppressions subies, plutôt que d’occuper leur temps à s’organiser pour lutter.

Or, ces espaces de mixité choisie soulèvent toujours un torrent de contestations, comme en 2015, quand les femmes de Bruxelles ont voulu manifester pour 8 mars en mixité choisie (sans hommes cisgenres1>Un homme ou une femme cisgenre est une personne dont le genre ressenti correspond au genre assigné à la naissance.) ou quand le festival afroféministe Nyansapo, organisé à Paris par le collectif Mwasi, prévoyait des ateliers réservés aux femmes racisées2>Je préfère se terme à un autre, car il témoigne du caractère construit de la domination subie: on n’est pas victime du racisme à cause de la couleur de sa peau, mais parce qu’il existe un système de discrimination basé sur la couleur de la peau..

En comparant les deux types d’espaces de non-mixité évoqués ici (les Vieux-Grenadiers et ceux des dominé-e-s), il est frappant de constater le peu de contestation que soulève le premier et les nombreuses récriminations à propos des seconds. Il m’a paru intéressant d’inscrire cette notion dans une perspective historique pour montrer aussi que l’idéal de mixité n’a rien d’évident.

L’exclusion des femmes des espaces des pouvoirs politique, économique et social se renforce au XIXe siècle avec le développement de la démocratie représentative (suffrage universel masculin) et du capitalisme industriel. A la même époque, les hommes s’organisent dans des partis politiques, des sociétés savantes ou réformatrices, qui ont pour vocation de tenir un discours sur la société et son organisation. Ils n’acceptent pas les femmes dans leurs rangs. Celles-ci fondent donc leurs propres sociétés, mais au lieu d’y réfléchir à l’avenir de l’humanité dans son ensemble, elles restreignent leur champ d’action aux sphères dites «féminines» ou à l’amélioration du sort d’autres femmes. Il en résulte que le paysage réformateur contient des femmes qui s’intéressent aux autres femmes, et des hommes qui s’autorisent à parler de tout au nom de tous. Ces derniers s’intéressent aussi au sort des populations colonisées, toujours en leur absence. L’horizon d’expression des hommes blancs est donc universaliste et celui des femmes blanches reste particulier, tandis que les colonisé-e-s n’ont pas voix au chapitre.

Dans les années 1960 et 1970, des groupes décident d’utiliser la non-mixité comme un outil de lutte. Les militants pour les droits des Afro-américains (Black Power) revendiquent de s’organiser par eux-mêmes et pour eux-mêmes et demandent aux Blancs de se retirer. Un peu plus tard, les mobilisations féministes revendiquent de se réunir en dehors de la présence des hommes. Les femmes veulent se réapproprier leurs corps, échanger sur les violences sexuelles et sexistes subies, sans avoir peur de heurter les hommes, sans devoir tout expliquer, dans un espace où elles se sentent en confiance et en sécurité pour évoquer leur vécu.

Dans ces deux exemples, il s’agissait aussi de forger des outils de lutte, les espaces de mixité choisie ayant vocation à penser un combat émancipateur sans que les dominants ne dictent la voie à suivre.

Cette posture est contestée, car elle remet en cause un des privilèges de l’homme blanc: celui d’aller partout en tout temps et de pouvoir participer à toutes formes d’organisations sociales. D’ailleurs, tout en condamnant la mixité choisie, les médias et les personnes (qui se disent souvent féministes ou antiracistes) n’évoquent que très rarement, voire jamais, les espaces (informellement) non mixtes. Pourtant, il existe encore beaucoup de lieux et d’organisations où les hommes blancs se retrouvent entre eux: des cafés, des lieux de nuit, des gouvernements (par exemple celui du Tessin), des commissions politiques, des clubs sportifs, des sociétés d’étudiants, les plateaux de télévision, des conseils d’administration…

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*Historienne

Opinions Alix Heiniger

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lundi 15 janvier 2018

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