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«Tenir bon sur le Même»

Chroniques aventines

Sous le titre Je vous sais si nombreux…, la Librairie Arthème Fayard publiait en octobre dernier deux conférences données par Alain Badiou à Paris, au lycée Henri IV et à l’Ecole nationale des Beaux-Arts. Depuis des lustres, l’intellectuel français alterne – sans répit – les interventions au cœur de la Cité, sur le vif et la pensée dans le temps long, dans le silence des séminaires. Ses œuvres majeures sont sans doute L’Etre et l’événement (1988) et Logiques des mondes (2006) – creusets d’un véritable système philosophique n’hésitant pas à emprunter certains de ses concepts aux théories mathématiques contemporaines (celles de Gödel et Cohen, notamment). Badiou interroge inlassablement la vérité dans les champs de l’invention politique, de la science, de l’art et de l’amour. S’ajoute à ces préoccupations une importante réflexion sur le «sujet» – laquelle doit beaucoup à Lacan. Dans son dernier recueil donc, notre homme s’adresse à la jeunesse – ambitionnant de lui «fournir quelques moyens, sinon de changer le monde, du moins d’en avoir un suffisant désir pour expérimenter ce que cela pourrait bien donner».

Arrêtons-nous ici sur quelques aspects de sa première communication, celle destinée aux lycéens. Brossant un rapide tableau de l’histoire humaine, Badiou désigne la révolution néolithique (l’agriculture sédentaire et ses conséquences: surplus, classes oisives, Etat et leurs cortèges d’inégalités, de hiérarchies et de violences) comme le fait le plus «fondamental» intervenu jusqu’à nous. Il ne nie pas les inventions positives nées de cette ouverture néolithique, mais observe que celle-ci a également généré – en son stade capitalistique – «des formes monstrueuses d’inégalités». L’exploitation de l’Homme par l’Homme, le racisme, l’égoïsme bafouent la conception même du genre humain. A ces affres, Badiou oppose une «banalité »: la profonde Mêmeté biologique et mentale de tous les individus. Banalité essentielle en ces temps où il n’est plus évident pour d’aucuns que les exilés soient nos semblables, en ces temps où un culte perverti de la diversité semble adouber l’inégalité entre les Hommes.(1)

Avec vigueur, l’auteur nous enjoint – quelles que soient les différences «innombrables» entre «les nations, les sexes, les cultures, les engagements historiques, etc.» – à ne jamais oublier cette «identité de l’humanité»; puis il ajoute que «pour bien penser l’Autre, il faut aussi tenir bon sur le Même». Formule énigmatique, apparemment paradoxale que la suite éclaire pourtant.

Dans un développement d’une hardiesse remarquable et tout en tenant, donc, bon sur le même, le philosophe entreprend de penser «l’irréductibilité du moi», la différence de tout individu. Pour ce faire, il passe au crible les pensées d’Hugo, Sartre, Lacan et Hegel. Retenons le dialogue de Badiou avec les deux derniers.

De Lacan – l’un des penseurs qu’il place haut dans son panthéon philosophique, Badiou tire une définition du désir comme «figure qui projette (l’individu) vers le monde extérieur, et notamment vers l’autre». Nous dépendons d’autrui, note Badiou, «non pas seulement au niveau des ressources, des possibilités, du rapport social, etc., mais dans ce qui (nous) constitue le plus en profondeur, à savoir le désir».

De la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, notre auteur retient la célèbre dialectique du maître et de l’esclave et le thème qui lui est associé de la lutte pour la reconnaissance. «L’altérité, résume Badiou, est immanente à toute identité, c’est-à-dire que je ne suis moi qu’en tant que je suis l’autre de cet autre pour qui je suis moi.»

Emerge – de cette danse de l’identité et de l’altérité – une décantation de l’exigence républicaine dans sa version française ternaire: liberté, égalité et fraternité. Fraternité, d’abord: elle «est un protocole de reconnaissance de l’altérité à l’intérieur de l’identité», car il y a bel et bien «immanence de l’altérité» (et non extériorité) rappelle le philosophe. Liberté, ensuite: «je ne suis libre qu’autant que je reconnais la liberté de l’autre.» Egalité, enfin: «il n’existe, pose l’auteur, aucun individu dont je puisse penser qu’il est plus autre que je ne le suis moi-même».

De cette pensée d’une altérité chevillée au Même, Badiou déduit en conclusion la légitimité d’une révolution dépassant enfin le stade néolithique: «peut-être l’existence historique de l’humanité consiste-t-elle à expérimenter et à réaliser des figures d’existences collectives qui soient à la hauteur du principe de son unité fondamentale». D’un fait établi par la science, l’humanité doit devenir «norme», doit inspirer aux hommes une praxis nouvelle, un «pouvoir (partagé, serions-nous tenté de préciser) sur son propre destin».

*Historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@lamarmite.org).
1) Lire notre chronique «Différences/inégalités» du 19 mai 2017.
La Maison de Rousseau et de la littérature de Genève accueillera le philosophe Alain Badiou le 26 mars à 20 h.

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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