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Quand les piliers du système tremblent…

POLYPHONIE AUTOUR DE L’ÉGALITÉ

Dans notre dernière chronique, nous nous demandions si l’affaire Weinstein et la prise de parole des femmes allait être le début d’un changement de fond, ou si comme pour les scandales financiers, le système allait rester en place, après ce qui ne serait finalement qu’un soubresaut… La tribune parue dans Le Monde mardi dernier laisse entrevoir la réponse. (1)

Beaucoup a été écrit sur cette tribune et sur ses signataires les plus connues; leurs arguments ont été analysés, décortiqués, raillés. Malgré les nombreuses prises de position, difficile de ne pas réagir à cette démonstration de force du patriarcat, de ses défenseurs, et bien sûr de ses défenseuses. Pour qu’un système inique existe, il faut qu’il ait ses «collabos», et les signataires de cette tribune nous rappellent que le patriarcat a les sien-ne-s. En passant, elles font une magnifique démonstration de l’absence de lien entre appartenance à un groupe de sexe et solidarité de fait pour ce groupe. On peut être une femme et ne pas être solidaire avec les autres femmes, et préférer montrer son soutien – ou faut-il parler d’allégeance? – au groupe dominant. Cela démontre également le fonctionnement du système de genre, par l’adhésion des dominées aux normes profitant aux dominants, elles peuvent continuer à leur plaire (puisqu’il semblerait qu’on soit dans le registre de la séduction et de la liberté sexuelle) et garder l’illusion de ne pas être dominées. Pathétique!

Comme le relève Christine Bard (1), cette réaction n’est pas surprenante, elle était même prévisible. L’antiféminisme a toujours marché dans le sillage des mouvements de revendication des femmes, et a réagi aux avancées féministes. Les arguments sont régulièrement les mêmes, et ce depuis le XIXe siècle: la censure, la haine des hommes, le puritanisme. Il repose sur une vision naturalisée des rapports entre les sexes, fondés sur la complémentarité (et sans le dire explicitement sur l’hétéronormativité). Dans le cas présent, il a intégré des revendications de liberté sexuelle et de plaisir (on est au XXIe siècle tout de même!) et s’articule sur le mythe culturel de la galanterie, la French Touch! Inutile de rappeler ici que ces arguments ont émergé lors des différentes affaires DSK, qui comme on le sait a porté à son summum l’art de la séduction à la française. Pas étonnant donc qu’on retrouve dans les signataires quelqu’un comme Elisabeth Levy, qui se distingue par ses manifestes et tribunes publiques particulièrement réactionnaires et au service du patriarcat. Après avoir publiquement défendu le droit des hommes à disposer du corps des femmes (Manifeste des 343 salauds), la voilà en train de défendre leur liberté à les importuner. Mais admirons l’évolution, entre les deux textes, la gratuité s’est invitée, en effet pourquoi payer une prostituée lorsqu’on peut se soulager gratuitement en se frottant contre une inconnue dans le métro!

Remettons l’église au milieu du village. Il y a une chose que cette tribune permet de souligner. Ce qui a probablement manqué dans l’affaire Weinstein, avec les formes contemporaines et digitales des mouvements #MeToo et #Balancetonporc, c’est une analyse politique, collective de ce qui était en jeu. La dénonciation massive a permis une large prise de conscience des violences quotidiennes faites aux femmes, mais celles-ci sont souvent apparues comme le fait d’une relation entre deux personnes, une victime et son agresseur. Non seulement cela individualise le problème, mais laisse la place à la possibilité d’en faire une «affaire» de sexualité. Or, les agressions à l’encontre des femmes sont uniquement une affaire de pouvoir, de rapport de force. En remettant les rapports dominant-dominée au centre des débats, les arguments de liberté sexuelle, de pulsions, de désir ou de misère sexuelle tombent. Il n’y a pas à entrer en matière sur les discussions autour de la galanterie ou de l’art de la séduction made in France, car nous ne nous élevons pas contre un problème de goujaterie, mais nous battons contre un système de domination.

Pour conclure, deux éléments réjouissants. En premier lieu, revenons à l’analyse de Christine Bard. Si cette tribune manifeste une réaction antiféministe, typique lors des avancées égalitaristes, elle témoigne également de la force de ce mouvement et des craintes qu’il suscite. Derrière les arguments de retour du puritanisme ou de fin de la liberté sexuelle, ce mouvement ne ferait-il pas craindre une profonde déstabilisation des fondements du système patriarcal, que sont la libre disposition du corps des femmes et l’impunité qui y est associée? En second lieu, la cérémonie des Golden Globes, qui par sa médiatisation a permis de poursuivre la diffusion, la dénonciation et la reconnaissance des violences faites aux femmes, mais qui a surtout remis à l’ordre du jour une revendication féministe: la fin des violences, des rapports de domination, et de l’impunité. Les propos d’Oprah Winfrey sont clairs: «Their time is up!».

* Investigatrices en études genre.
1) «La liberté d’importuner», tribune signée par une centaine de femmes, Le Monde du 9 janvier 2018.

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