Chroniques

L’internement administratif des jeunes à Aarburg

Depuis quelque temps, le public découvre que des milliers de personnes adultes et mineures ont subi des mesures d’internement administratif. Le livre1 value="1">Kevin Heiniger, Krisen, Kritik und Sexualnot. Die «Nacherziehung» männlicher Jugendlicher in der Anstalt Aarburg (1893-1981), Zurich, Chronos Verlag, 2016. que l’historien Kevin Heiniger consacre à l’établissement argovien pour jeunes hommes (15-20 ans) d’Aarburg éclaire un pan de cette histoire par le prisme de cette institution fondée en 1893. Il donne aussi la parole aux jeunes internés et condamnés en essayant de restituer leur expérience à partir d’ego-documents.

L’établissement d’Aarburg est parmi les premiers créés par un canton, avec Ringwil (1881) à Zurich et Trachsenwald (1892) à Berne. Ces institutions s’inscrivent dans la réflexion des réformateurs/trices du social de l’époque, ces hommes et ces femmes qui sont en train de façonner ce que l’on appelle aujourd’hui le travail social et l’assistance. Ils et elles considèrent que la précarité de certaines personnes relève d’une «pauvreté coupable», due à la «paresse» ou à «un mode de vie immoral» (alcoolisme, sexualité hors mariage, etc.). La raison d’être des établissements comme Aarburg est de «rééduquer» les jeunes par le travail afin de les rendre productifs et ainsi éviter qu’ils ne tombent par la suite à la charge de l’assistance publique.

Souvent, la population de ces institutions comporte à la fois des jeunes condamnés par les tribunaux, retirés à leur famille et/ou placés par une autorité administrative. A Aarburg, entre 1893 et 1981, les internés administratifs représentent entre 44 et 55% des jeunes. Beaucoup de jeunes internés à Aarburg ont un vécu d’enfants placés. Parmi eux, des jeunes Jenisch ont été retirés de leur famille par l’organisation Pro Juventute et son programme «Les enfants de la grand-route».

Dès 1914, les mauvais traitements et punitions corporelles (coups, insultes, isolement dans l’obscurité et privation de nourriture) infligés aux jeunes sont dénoncés. Il faut attendre vingt ans pour qu’une affaire éclate et que des réformes soient entreprises. Le Schweizer Spiegel, journal à l’origine du scandale, accuse le directeur d’être trop autoritaire, incompétent comme éducateur et de punir brutalement ceux qui mouillent leur lit ou s’échappent de l’institution. Le rédacteur plaide pour l’engagement de personnel pédagogique formé et une amélioration des salaires.

Ces critiques conduisent à une réforme lente, mais durable de l’établissement. Il est ainsi relativement épargné dans les années 1970, quand les maisons de (ré)éducation sont dénoncées pour leur gestion autoritaire et leur incapacité à mettre en œuvre un véritable programme d’éducation. Pendant longtemps, le public ignore le quotidien des jeunes enfermé-e-s dans ces établissements. Ces mobilisations permettent de faire connaître les conditions de vie dans ces institutions et d’exiger des réformes.

Dès leur fondation, les établissements comme Aarburg constituent des microcosmes où le quotidien se déroule dans un entre soi, souvent non mixte. Pour comprendre cet aspect de la vie dans l’établissement, l’auteur du livre sur Aarburg prend le parti de placer la focale sur la sexualité des jeunes. En premier lieu, il souligne la contradiction qui consiste à contraindre ces jeunes à s’insérer dans un ordre social patriarcal et hétérosexuel, tout en les empêchant d’entrer en contact avec des jeunes filles. Découvrant leur sexualité, les jeunes se tournent vers leurs camarades dont certains ont été initiés aux relations homosexuelles avant leur internement. Le directeur en poste entre 1932 et 1969 entreprend plusieurs enquêtes sur la sexualité des pensionnaires. Celles-ci montrent que les relations sexuelles entre élèves ne sont pas rares et qu’une part non négligeable d’entre eux les cherchent activement, tandis que d’autres les subissent sans être consentants.

Depuis 1942, les relations homosexuelles ne constituent plus un crime. Elles quittent alors le champ d’expertise des pénalistes pour rejoindre celui des psychiatres. Dès les années 1950, ces derniers cherchent à établir si l’homosexualité des jeunes d’Aarburg est une pratique réversible, liée à la situation qui disparaitra après la libération, ou si elle est «constitutionnelle». Dans ce cas, de nouvelles mesures d’internement dans un établissement psychiatrique pour un temps indéterminé peuvent être prononcées. Les expertises illustrent une pensée hétéronormative: les pratiques homosexuelles constitueraient soit un ersatz en situation non mixte, soit peuvent être considérées comme une «déviance».
 

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