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Retour sur l’affaire Perinçek

La Suisse n’a pas respecté le droit à la liberté d’expression dans l’affaire de trois Turcs condamnés en 2010 par le Tribunal fédéral pour discrimination raciale, selon la Cour européenne des droits de l’homme. Les trois accusés avaient nié le génocide arménien. Ce cas est similaire à celui du nationaliste turc Dogu Perinçek.

Le 28 novembre dernier, la Cour européenne des droits de l’homme a dit que la Suisse avait violé l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme qui garantit à toute personne le droit à la liberté d’expression pour avoir condamné trois ressortissants turcs, vivant en Suisse et en Allemagne, qui avaient affirmé lors d’une conférence publique que les massacres et déportations d’Arméniens commis par l’Empire ottoman en 1915 n’étaient pas constitutifs d’un génocide et que prétendre le contraire était un mensonge international et historique. A l’origine devait intervenir comme conférencier Monsieur Dogu Perinçek, mais les autorités suisses ne l’avaient pas laissé entrer sur le territoire1 value="1">Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 28 novembre 2017 dans la cause Ali Mercan et autres c. Suisse (3e section)..

L’arrêt de la Cour est définitif car il a été pris par un comité (formation restreinte de trois juges) et suit rigoureusement la jurisprudence arrêtée précisément dans l’affaire qui concernait Monsieur Perinçek, tout d’abord dans un arrêt de chambre2 value="2">Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 17 décembre 2013 dans la cause Dogu Perinçek c. Suisse (3e section). puis dans un arrêt de la Grande Chambre3 value="3">Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 15 octobre 2015 dans la cause Dogu Perincek c. Suisse (Grande Chambre).. Cet arrêt est donc l’occasion de revenir sur cette jurisprudence qui a déjà fait couler beaucoup d’encre.

L’exercice de la liberté d’expression peut être limité, ce que dispose le deuxième alinéa de l’article 10 en prévoyant que cette liberté comporte des devoirs et des responsabilités. Son exercice peut être soumis à certaines formalités, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielle ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. L’article 17 de la Convention permet même à la Cour de ne pas entrer en matière sur une requête fondée sur un abus de droit, en ce sens que le droit invoqué a pour objet une activité ou un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la Convention. La Cour a ainsi écarté des affaires dans lesquelles le requérant se prévalait de la liberté d’expression pour contester des crimes contre l’humanité4 value="4">Décision de la Cour européenne des droits de l’homme du 24 juin 2003 dans la cause Roger Garaudy c. France (4e section)..

Dans l’affaire Perinçek, en première instance, la Cour a estimé que la restriction à la liberté d’expression était bien prévue par la loi (c’est l’article 261bis alinéa 4 du Code pénal), mais, par cinq voix contre deux, que la condamnation du requérant ne répondait pas à un besoin social impérieux ni qu’elle était nécessaire, dans une société démocratique, à la protection de l’honneur et des sentiments des descendants des victimes des atrocités qui remontent aux années 1915 et suivantes.

Portée devant la Grande Chambre par le gouvernement suisse, cette appréciation a été confirmée par dix voix contre sept. Dans sa majorité, la Grande Chambre a jugé que les propos du requérant se rapportaient à une question d’intérêt public et n’étaient pas assimilables à un appel à la haine ou à l’intolérance, que le contexte dans lequel ils ont été tenus n’était pas marqué par de fortes tensions ni par des antécédents historiques particuliers en Suisse, que les propos ne pouvaient être regardés comme ayant attenté à la dignité des membres de la communauté arménienne au point d’appeler une réponse pénale en Suisse, qu’aucune obligation internationale n’imposait à la Suisse de criminaliser des propos de cette nature, que les tribunaux suisses apparaissaient avoir censuré le requérant pour avoir exprimé une opinion divergente de celle ayant cours en Suisse et que l’ingérence avait pris la forme grave d’une condamnation pénale.

Cette jurisprudence a fait l’objet de nombreuses critiques, notamment du Professeur Thomas Hochmann, qui relevait que la Cour aurait dû se demander si les propos tenus relevaient d’un discours de haine et non s’ils se rapportaient à une question d’intérêt public. Il pointait également le caractère insatisfaisant du critère géographique utilisé par la Cour: ce n’est pas parce qu’il n’y a pas eu de massacres d’Arméniens en Suisse qu’un discours de haine ne peut être réprimé5 value="5">Thomas Hochmann, «Négationnisme du génocide arménien: défauts et qualités de l’arrêt Perinçek contre Suisse», in Revue des droits et libertés fondamentaux, 2015, chron. n°27; cf. aussi Pierre Hazan, «Négationnisme: la Cour européenne zigzague», Le Temps, 12 janvier 2016..

Dans leur opinion partiellement dissidente, adjointe à l’arrêt de chambre, les juges portugais et monténégrin rappelait que Raphael Lemkin, inventeur du terme «génocide» et inspirateur de la Convention sur le génocide, avait déclaré en 1949 qu’il avait commencé à s’intéresser au génocide parce qu’il était arrivé aux Arméniens et que leur sort avait été totalement ignoré à la Conférence de Versailles: leurs bourreaux étaient coupables de génocide, et ils n’avaient pas été punis.

Notes[+]

* Avocat au Barreau de Genève, membre du comité de l’Association des juristes progressistes.

Opinions Agora Pierre-Yves Bosshard

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