Contrechamp

Facebook: danger pour les petits médias

TF1, Le Figaro, Le Parisien, Le Monde… sont payés pour produire des contenus sur Facebook. Une pratique qui pose la question de la dépendance des rédactions et ouvre la voie à un système à deux vitesses pénalisant les petits médias, d’après l’enquête de Nicolas Becquet. FB assume, mais minimise l’importance de ce type de partenariat.
N. Becquet: «L’actualité est loin de faire partie des contenus les plus consultés sur Facebook.» PEXELS/CC
Economie des médias (2)

Edouard Braud [responsable des partenariats médias chez FB] l’affirme, Facebook fait tout pour donner le maximum d’autonomie aux médias: «Tous nos produits sont faits de telle sorte qu’ils ne créent pas de dépendance. Nous les concevons pour qu’ils enrichissent l’expérience des médias et les aident à créer de la valeur grâce à Facebook. Cela peut se faire à la fois au sein de notre environnement mais également en dehors. C’est pourquoi nous développons notamment des outils qui permettent de générer de la valeur dans les environnements propriétaires des médias comme sur Instant Articles avec les modules d’abonnement aux newsletters, de téléchargement d’applications…».

En dehors des médias partenaires, rares sont les rédactions disposant des ressources et de la flexibilité nécessaires pour faire face aux exigences de FB. En l’absence d’incitation financière ou de revenus récompensant les contenus produits pour le réseau social, les petits médias s’essoufflent à force de vouloir tirer profit de l’audience et des redoutables outils mis à disposition. Résultat, un écosystème à deux vitesses s’est progressivement mis en place, doublé d’une stratégie kamikaze des médias, dont la production vidéo est un exemple éclairant. Passage en revue des raisons pour lesquelles la plupart des médias n’ont que peu d’intérêts à se lancer dans la production de vidéos sociales:

> La production de vidéos est complexe, chronophage et coûteuse, surtout pour les titres de presse écrite dont ce n’est pas le métier. Mettre en place un workflow [représentation sous forme de flux des opérations à réaliser pour accomplir l’ensemble des tâches ou activités regroupées en un même processus] spécifique et former ou embaucher des journalistes capables de tourner et de monter des vidéos sociales représentent un coût considérable. Dans le domaine, la rentabilité reste souvent un concept.

> La professionnalisation fulgurante des contenus. Les vidéos postées sur le réseau social ressemblent de plus en plus à des productions télévisuelles, ce qui tend à disqualifier les médias incapables de suivre les standards de qualité en vigueur. Aujourd’hui, la majorité des lives FB est réalisée avec plusieurs caméras, à l’aide d’une régie.

> La versatilité des formats recommandés. Pendant six mois, FB nous incite à produire des vidéos de moins d’une minute consultable sans le son. Le mois suivant, il faut produire des séquences d’une minute trente minimum, sans quoi l’algorithme pourrait bouder nos contenus. Trente petites secondes de plus qui imposent de repenser les formats et réorganiser sa chaîne de production.

> Le paradoxe de l’engagement. Par expérience, les contenus vidéo postés sur FB sont ceux qui apportent le moins de trafic sur les sites. Ils suscitent un fort engagement, mais sont consultés exclusivement dans le newsfeed, et peu sur les sites1 value="2">bit.ly/2jqFhsM. Pourtant, les médias redoublent d’efforts pour produire des vidéos natives et non rentables. Enfin, comme sur YouTube, l’actualité est loin de faire partie des contenus les plus consultés sur FB.

> La supercherie des données d’audience. Comprendre et analyser les chiffres d’engagement fournis par le réseau social demande de la patience et des compétences solides. Des chiffres dont la fiabilité est sujette à caution. En 2016, FB a admis avoir surévalué les statistiques de consultation des vidéos de 60 à 80%2 value="3">on.wsj.com/2lYPNqm, et ce, pendant deux ans! Une «erreur technique» a été invoquée. Une excuse grossière qui pourrait faire sourire si elle n’avait pas un impact énorme sur les investissements publicitaires et sur les moyens mis à disposition par les médias pour produire des vidéos. Quand on culmine à plusieurs centaines de milliers voire des millions de vues par vidéo, les marges d’erreur n’ont pas de grandes conséquences, mais lorsqu’une stratégie vidéo est évaluée sur la base de quelques milliers de clics, alors dans ce cas, les implications peuvent être sérieuses.

> Le chantage au reach et la tentation du boost. La présence de tous les acteurs sur la plateforme engendre une course à l’attention inédite qui aboutit à une saturation des timelines et à une baisse de la visibilité des contenus, intelligemment orchestrée par FB. Une chute importante de la portée des publications peut contribuer à déstabiliser les fragiles business models des médias. Et la tentation de payer pour maintenir sa popularité, généreusement offerte par la plateforme, n’est plus une exception dans les rédactions. Les contenus sponsorisés se multiplient et les médias se transforment en client de la régie publicitaire de FB.

Facebook a gagné. Les nombreux paradoxes évoqués ci-dessus en sont les meilleures preuves. La servitude volontaire dont font preuve les médias peut être analysée au prisme de leur situation financière, mais difficile de dire quelles en seront les conséquences à long terme. Des sacrifices nécessaires sur l’autel de la transition numérique? Peut-être, mais attention, la dépendance n’est pas seulement financière, elle est également technique pour l’accès aux outils de production et de diffusion de l’information, elle pèse aussi sur les contenus et contribue à l’uniformisation des formats à l’échelle mondiale et surtout, elle influence et rythme le quotidien et l’organisation des rédactions.

Le paysage médiatique français s’alarme régulièrement du manque d’indépendance des médias face aux actionnaires-industriels-milliardaires. Pourtant, ces mêmes médias permettent l’instauration progressive d’une menace tout aussi toxique pour l’avenir des médias et de la démocratie, celle du soft power, de l’argent et de l’écosystème des GAFA (Google, Amazon, FB et Apple).

«FB ne veut pas instaurer un pilotage captif des partenaires»

Après la publication de l’article «Facebook a versé des millions aux médias français» par l’Observatoire européen du journalisme, Edouard Braud, directeur des partenariats médias pour l’Europe du Sud chez Facebook (FB), revient sur les stratégies de collaboration avec la presse.

Quelle est votre mission chez FB?

Edouard Braud: La direction des partenariats médias a pour objectif de faire le lien entre l’écosystème des médias au sens large et les équipes de Facebook, notamment celles en charge des produits. Notre mission à l’international est de représenter en interne les médias du monde entier, afin de remonter leurs besoins et de nous faire l’écho des enjeux auxquels ils sont confrontés. Notre objectif est ainsi de construire une plateforme qui permette aux médias de créer de la valeur, en accompagnant ceux qui le souhaitent dans leur transformation digitale.

Comment?

A travers notamment d’une série d’initiatives rassemblées sous la bannière du Facebook Journalism Project. Nous organisons par exemple des conférences où nous rencontrons des médias pour leur présenter nos innovations, comme nous l’avons fait en décembre 2016 à Paris. C’est l’occasion pour eux de rencontrer nos équipes techniques notamment. Nous fournissons également au quotidien des conseils pour que les médias utilisent au mieux la plateforme.

Nous sommes en contact avec les dirigeants de médias avec qui nous discutons de leurs enjeux stratégiques pour leurs proposer des solutions. L’objectif est de coconstruire et de tester ensemble des outils afin de répondre à leurs besoins. Il y a aussi beaucoup de médias qui nous contactent d’eux-mêmes avec des projets précis.

La rémunération des médias est-elle une pratique courante et amenée à se reproduire à l’avenir?

Notre rôle au quotidien est de travailler conjointement avec les médias au développement d’outils destinés à enrichir leur expérience sur FB. Cela passe par beaucoup d’échanges et des phases de tests durant lesquels il a pu nous arriver d’indemniser nos partenaires. Les médias prennent du temps pour utiliser nos nouveaux produits et partager leurs retours avec nous et il nous semble donc normal qu’ils obtiennent une compensation pour cela. Cela s’inscrit toujours dans un cadre temporaire le temps de l’expérimentation.

D’autres «indemnisations» sont-elles prévues à l’avenir?

Pour le lancement de notre plateforme vidéo Watch aux Etats-Unis, nous avons conclu des partenariats avec des médias et des producteurs. Ici, il ne s’agit pas d’une indemnisation, mais d’un codéveloppement de quelques contenus. Nous souhaitons tester l’intérêt des utilisateurs pour des formats vidéo innovants.

Les médias produisent énormément de contenus spécifiques pour FB, qui vous permettent d’engranger d’importants revenus publicitaires. Quelles sont les pistes de monétisation ou de business model pour les médias sur votre plateforme?

Avec Instant Articles par exemple, nous avons essayé de concilier enrichissement de l’expérience utilisateur avec des enjeux de monétisation. Nous sommes d’abord partis du constat que les médias avaient des difficultés à fournir à leurs utilisateurs une expérience satisfaisante sur mobile, d’où l’idée des Instant Articles qui offrent un temps de chargement très court et une consultation fluide.

Rapidement, les éditeurs nous ont dit que la monétisation n’était pas suffisante. Nous avons donc travaillé dans ce sens en enrichissant les formats publicitaires et des médias comme Libération en sont très satisfaits aujourd’hui.

Aujourd’hui, les éditeurs dans le cadre du Facebook Journalism Project nous ont demandé de travailler sur les abonnements; c’est pourquoi nous avons lancé un test qui rend Instant Articles compatible avec leurs paywalls [système qui sert à bloquer tout ou partie de l’accès à un site web à l’aide d’un système de paiement].

Y a-t-il une réflexion autour d’un partage plus équitable des revenus publicitaires?

En partenariat avec quelques médias, nous testons le format mid-roll dans les vidéos (au lieu de se lancer au début de la séquence, la publicité apparaît après une vingtaine de secondes, nda). C’est un format qui répond à des durées de visionnage de plus en plus longues. A terme, les médias pourraient profiter des revenus offerts par ce nouveau format.

Autre exemple, nous avons développé un outil publicitaire qui permet aux éditeurs de faire du branded content (contenus produits pour et/ou par des marques, nda) sur FB en conservant tous les revenus liés à ces opérations.

On parle de plus en plus de médias «Facebook dépendants», qu’en pensez-vous?

Facebook n’a pas la volonté d’instaurer un pilotage captif des partenaires, au contraire. En concertation avec les éditeurs, nous cherchons des moyens pour qu’ils puissent créer de la valeur sur notre plateforme tout en générant plus de revenus publicitaires et en redirigeant plus trafic sur leur site ou dans leur environnement propriétaire. Aucun média n’est captif, s’il souhaite arrêter d’utiliser notre plateforme ou nos produits tels que les Instant Articles, il lui suffit d’un clic. Et puis, il s’agit toujours de codéveloppements d’outils qui répondent à des questions posées par les médias. Cette stratégie passe, par exemple, par le développement de la visibilité du média, par exemple de pop-ups qui incitent l’internaute au sein d’Instant Articles à télécharger l’application du média ou par la mise au point de solutions qui favorisent la collecte d’e-mails.

Les «petits» médias ont souvent des difficultés à suivre le rythme et les exigences de la plateforme. Quelles solutions leur proposez-vous?

Nous travaillons avec toutes les rédactions, grandes ou petites. Vous seriez étonnés du nombre de médias avec lesquels nous travaillons et les petits médias sont les bienvenus. La meilleure preuve, c’est Brut. Quand les équipes sont venues nous voir, elles commençaient seulement à réfléchir à leur projet et nous les avons conseillées. Tout comme nous le faisons avec les journalistes qui portent les projets vidéo d’Explicite ou de LoopSider.

Propos recueillis par NICOLAS BECQUET

 

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