Chroniques

Antipolitiques du mendiant

Chroniques aventines

Dans l’antiquité et au Moyen-âge plus encore, on s’ingéniait à départager les indigents en bons et mauvais pauvres – la distinction s’opérant sur l’évaluation de leur conduite et des motifs de leur état. Le cas du mendiant résiste à ce classement. Aidons-nous des récents travaux d’Etienne Helmer, professeur de philosophie à l’Université de Porto Rico aux États-Unis (Le dernier des hommes. Figures du mendiant en Grèce ancienne, 2015) pour y voir plus clair.

Si l’on peine à s’accorder tout à fait avec la «précarité stable» par laquelle Helmer définit la pauvreté, on le suit plus volontiers quand il note que celle-ci fait encore société. Par opposition, la mendicité se situerait sur le seuil de ses institutions économiques, familiales, amicales, civiques ou religieuses. Le mendiant erre, ne travaille pas et manque du nécessaire. On aurait affaire à ce que l’auteur nomme un état «présocial ou post-social». (On ne s’arrêtera pas ici sur le contraste avec nos mendiants actuels – lesquels mènent parfois des activités hors-salariat et vagabondent suivant des circuits rarement improvisés.)

Dans son étude, Étienne Helmer s’appuie sur un matériau riche et divers: une épopée (l’Odyssée d’Homère), des tragédies (Œdipe roi et Œdipe à Colone de Sophocle), une comédie (Les Acharniens d’Aristophane) ainsi que des écrits philosophiques (La République et Les Lois de Platon, les Lettres des cyniques Diogène et Cratès).

Passons sur l’ambiguïté du mendiant homérique: dans certaines occurrences, glouton, rendu méchant par l’effet de la nécessité, dans d’autres, envoyé divin. Passons également sur la formidable figure d’Œdipe, roi déchu de sa cité comme de sa famille, condamné à l’exil; étranger partout, seul le terme de son errance, de sa vie, le réhabilite un peu («Quand je serai mort», lâche-t-il dans Œdipe à Colone, «alors je deviendrai un homme.»).

Arrêtons-nous sur les considérations d’Aristophane, de Platon et celles des cyniques. Dans Les Acharniens, le maître de la comédie attique nous montre une Athènes en pleine guerre du Péloponnèse, aux prises avec la misère et une épidémie. Paysan du quartier d’Acharnes, Dicéopolis impute la responsabilité de ces épreuves aux édiles athéniens et décide, pour son compte, de conclure une paix séparée avec l’ennemi. Aristophane vêt des haillons de la mendicité cette dénonciation de l’incurie du personnel dirigeant et cette justification d’une première forme d’antipolitique – l’action «politique» d’un particulier… pour lui-même . Un demi-siècle plus tard, semblant offrir un écho aux Acharniens, Platon peindra la démocratie dégénérée (individualiste et oligarchique, pourrait-on dire) comme un régime où chacun «veut pour sa propre vie l’arrangement particulier qui lui plaira» (La République). Notons que chez les deux auteurs, c’est moins le mendiant que la cité elle-même qui se trouve épinglée. Pour l’Académicien, le nécessiteux constitue une présence symptomale de la désorganisation de la polis, de son délitement.

Mais venons-en, enfin, aux cyniques. Avec eux, le mendiant se drape d’une positivité nouvelle. On souligne la modestie de Socrate lui-même (l’une des sources d’inspiration des philosophes-chiens) – y dénichant la condition d’un discours de vérité. Les cyniques réintroduisent, toutefois, les catégories – comme dans le cas de la pauvreté discutée plus haut. Est réprouvée l’aumône émanant de la paresse, du mépris du travail ou du désir de vivre au crochet de son prochain. La mendicité cynique tient en un renoncement volontaire à la richesse matérielle, en une vie d’errance, solitaire, frugale favorisant la réappropriation de soi, le renoncement aux formes de la distinction sociale – artificielles et factrices d’inégalités. Cultivant la nature en l’Homme et sa liberté, «l’économie politique» cynique consiste en une condamnation de l’échange marchand, de l’aliénante division du travail et de l’assujettissement aux institutions du pouvoir – seconde forme d’antipolitique après celle de Dicéopolis, mais très différente d’elle.

Ce retournement normatif nous permet de saisir mieux l’ambiguïté du titre de l’essai d’Helmer: le «dernier des hommes» pouvant s’entendre comme le plus bas degré de l’humanité (idée de rétrogradation que l’on retrouve dans le film éponyme de 1924 de Friedrich Wilhelm Murnau) ou comme le reliquat de l’humanité véritable – la civilisation s’étant supposément fourvoyée dans des conventions, coutumes et usages qui éloignent les humains de leur vraie nature.

Concluons sur nos nécessiteux «involontaires» d’aujourd’hui, en gageant qu’ils n’ont rien à attendre de l’antipolitique des Dicéopolis comme de celle des cyniques. La sortie de l’Ennui ne viendra ni d’un repli égoïste ni de la quête d’une hypothétique naturalité antéhistorique et infrasociale. L’horizon humain ne peut émerger que d’une politique retrouvée, d’une quête collective du bien commun.

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

Chronique liée

Chroniques aventines

lundi 8 janvier 2018

Connexion