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Après Bakounine, Bertoni?

L’IMPOLIGRAPHE

Bakounine a sa rue, inaugurée le 4 juillet à Saint-Imier. Bon, c’est pas un boulevard, c’est dans un futur quartier de villas, mais c’est quand même, sauf erreur, du moins en Suisse, la première rue baptisée du nom de l’anarchiste russe. Et puis, elle est à 300 mètres de là où se trouvait jadis le Restaurant de la Clef, où Bakounine avait exposé ses idées aux ouvriers horlogers de la région, et où avaient ainsi été jetées les bases de l’Internationale anti-autoritaire, opposée à l’Internationale (la Première) sur laquelle Marx et Engels avaient mis la main (en excluant Bakounine). Il y a cinq ans, 3000 anars du monde entier avaient commémoré les 140 ans de la tenue, à Saint-Imier, du congrès fondateur de l’Internationale anti-autoritaire, et de sa Fédération Jurassienne. Et aujourd’hui, à Saint-Imier, deux lieux témoignent de l’imprégnation réciproque de l’anarchisme et de l’Arc jurassien: «Espace Noir» et la rue Bakounine. Alors, à bientôt, à Genève, pour l’inauguration de la rue Luigi Bertoni, puisque nous en fîmes naguère la proposition, et qu’elle gît quelque part dans l’ordre du jour de notre Conseil municipal préféré?

Militant syndical, publiciste, éditeur, organisateur de grèves locales et de solidarités internationales concrètes, notamment avec les antifascistes italiens et les libertaires catalans, Luigi Bertoni est un personnage d’une rare cohérence politique. D’AVOIR été tout à la fois anarchiste, anticlérical, internationaliste, antifasciste et antistalinien, il n’aura jamais rien retiré que cette cohérence. Et c’est elle qu’il convient de saluer. Certes, il y a quelque chose d’un honneur paradoxal dans celui fait à un anarchiste par un parlement ou un gouvernement, de donner son nom à une rue, même si ce parlement ou ce gouvernement ne sont à Saint-Imier et peut-être demain à Genève que municipaux, la commune étant le seul espace institutionnel que les anarchistes admettent, puisque la commune ne fait pas de lois mais accorde des moyens. Tout de même, si Bakounine avait pu donner son avis ou si Bertoni pouvait donner le sien sur cet honneur paradoxal, l’un et l’autre sans doute le refuseraient, au nom même des principes qu’ils ont défendu. Mais pourquoi de toutes les cultures politiques que Genève ait connues – et elle les a toutes connues – et connaisse encore, l’anarchisme, dont cette ville fut, comme Saint-Imier, l’un des foyers, devrait ÊTRE la seule, ou le seul, à n’être incarné dans aucun nom d’espace public, tous les autres ayant eu cet honneur, du fasciste René-Louis Piachaud au socialiste stalinien Léon Nicole, en passant par Giuseppe Motta, conseiller fédéral fervent admirateur de Mussolini?

«Rien n’est plus bête que cette horreur de l’anarchie, de l’individu ayant sa propre gouverne, au lieu d’être gouvernable, de l’individu décidant lui-même au lieu d’attendre les décisions d’en haut ou du dehors, de l’être conscient et non inconscient en soi-même. Jamais, peut-être, le monde n’a eu plus besoin du souffle vivifiant de l’anarchisme; jamais la nécessité de briser la règle, la discipline, la loi, n’est apparu plus grande qu’aujourd’hui»: Luigi Bertoni le disait en 1939. Trois quarts de siècle plus tard, cela résonne toujours juste, même s’il n’y en a toujours «pas un sur cent» pour le penser.

«Mais pourtant, ils existent», et sont toujours ce que Bertoni en disait: «Nous sommes anarchistes non pas dans la mesure où nous nous adaptons au milieu, mais dans celle où nous savons lui résister pour nous en affranchir. (…) Nous ne sommes et n’avons jamais été neutres. Ce mot nous répugne plus qu’à tout autre. Nous sommes au contraire les ennemis de tous les étatismes, de tous les militarismes, de tous les impérialismes. C’est pour cela qu’il ne nous est pas permis de confondre, ne fût-ce que momentanément, notre cause avec l’un d’entre eux…»

Opinions Chroniques Pascal Holenweg

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lundi 8 janvier 2018

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