Chroniques

Pépites

A rebrousse-poil

«Vivre, pour l’arbre, c’est prendre de la boue et en pétrir des fleurs.»

Cette phrase de Nikos Kazantzaki m’accompagne depuis mon adolescence. Comme cette autre, du même auteur: «J’ai dit à l’amandier: frère, parle-moi de Dieu. Et l’amandier a fleuri.»

Aujourd’hui pas de tristes considérations à propos du monde qui va de travers, pas de dénonciation, de revendication, pas de légitime désolation. Dans cette époque brutalement calculatrice, où seule compte la rentabilité, où l’on veut nous persuader que la réussite d’une existence se mesure à la richesse accumulée, offrons-nous une pause, comme une longue respiration, comme une gorgée de nectar: aujourd’hui, que du Beau, que des mots qui aident à vivre.

Certains apprécient des œuvres monumentales, des romans, comme d’énormes tableaux. Mes goûts sont plus modestes. J’ai, gravées dans ma mémoire, plutôt des miniatures, quelques pépites, comme celles de Kazantzaki, souvent extraites d’un texte plus long.

Les bonnes choses se partagent; en voici d’autres: cadeaux.

Mais avant tout, le mode d’emploi! Pour bien apprécier ces trésors, il faut, après avoir fait silence dans sa tête, les lire lentement, recréer en soi l’image, puis s’abandonner, et déguster cette dernière comme un vin vieux.

D’abord, venue du fond des siècles, «L’aurore aux doigts de rose» d’Homère (suivez bien le mode d’emploi!). Puis Villon, dans son Moyen Age, «Frères humains qui après nous vivez… Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!» (même conseil). A peine plus tard, de Rutebeuf: «Que sont mes amis devenus, que j’avais de si près tenus…» Et la toute simple «douceur angevine» de du Bellay, et le «Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle» de Ronsard.

Ces visions furtives, ces fragments, à eux seuls, m’emplissent de bonheur. Rostand parlant du baiser, par la voix de Cyrano: «Un point rose qu’on met sur l’i du verbe aimer… un instant d’infini qui fait un bruit d’abeille…» c’est pas beau, ça? Et Rimbaud: «Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers»…

Si leur valeur est incommensurable, ces phrases ne coûtent rien, ou si peu! – Bon, elles ne rapportent souvent pas grand-chose à leurs auteurs… mais ce n’est pas ici mon propos. Quelques neurones en état de se connecter suffisent pour les enregistrer, et vous pourrez ensuite tranquillement sillonner la planète en emportant avec vous ces richesses: personne ne pourra vous les dérober! Et, sans vous appauvrir, vous pourrez les offrir quand vous le jugerez bon!

J’ai passé récemment une soirée, au Burkina Faso, avec un homme admirable, médecin, chrétien convaincu. Comme ils semblaient nous correspondre, j’ai cité quelques vers de La rose et le réséda d’Aragon: «Celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas… Quand les blés sont sous la grêle, fou qui fait le délicat, fou qui songe à ses querelles au cœur du commun combat.» Les mots nous ont réunis.

Du Beau? Aragon, bien sûr. D’Apollinaire, «J’ai cueilli ce brin de bruyère, l’automne est morte, souviens-t-en…», «Rappelle-toi Barbara, il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là» de Prévert, et les poètes de Ferré, qui «savent s’arrêter pour bénir les chevaux». Baudelaire nous a donné «Homme libre, toujours tu chériras la mer», et Brel, «Une île, belle comme un matin de Pâques»…

La liste est infinie…

Vous avez certainement en tête vos images personnelles, peintes avec des mots, non?

Au milieu de tant de fulgurances qui nous comblent et nous emmènent au loin, j’ai une tendresse particulière pour «un caillou ramassé dans la Vallée des Rois», que Bernard Dimey, errant dans les tristes ruelles de Montmartre, rêvait de tenir un jour au creux de sa main. Et, comme Georges Pompidou dans son Anthologie, je retiendrai de Tristan L’Hermite cet alexandrin qui m’ouvre tout un monde: «Et faire des bouquets en la saison des roses»…

A se remémorer ces simples formules, on entre en communion avec ses semblables, auteurs ou lecteurs, à travers l’espace et le temps. On touche du doigt le meilleur de l’humanité.

Cela s’appelle la poésie.

Opinions Chroniques Michel Bühler

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