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Comparaisons

Mauvais genre

Le Matin du 23 avril n’hésitait pas à l’affirmer dans l’un de ses titres: «En votation, Doris Leuthard est une machine à gagner». Treize succès pour seulement deux échecs, et une victoire «massive» attendue le 21 mai. Cela tiendrait à sa ténacité, mais aussi à sa capacité à se faire comprendre. Et de fait, quelques jours plus tôt, j’avais fort bien saisi sa logique, dans l’interview qu’elle avait accordée à la Tribune de Genève alors qu’elle s’apprêtait à rencontrer le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker. Au journaliste qui l’interrogeait sur la «stratégie» qu’elle allait adopter, elle donnait une réponse des plus nettes: «Mais laissez-nous travailler dans la confidentialité. Les médias veulent connaître tous les détails des négociations. C’est fou! Si vous négociez avec votre femme, vos enfants ou votre partenaire, vous ne le faites pas sur la place publique.» Tout le génie d’une bête politique est dans la qualité de ses comparaisons. On notera donc que l’équivalent de sa famille, pour notre Conseillère fédérale, serait ses homologues ministres et présidents, dans l’intimité des salons feutrés, et nullement le peuple suisse, qui a tout intérêt à rester au grand air sur la grand-place, soigneusement à l’écart de choses trop sérieuses pour lui.

François Fillon s’est essayé lui aussi à la rhétorique de la comparaison, mais avec un remarquable sens de l’anticipation subliminale. Le 7 avril, à Clermont-Ferrand, il a tenté de galvaniser le restant de ses troupes en convoquant Vercingétorix, lequel, à Gergovie, «infligea une défaite magistrale à Jules César… qui était pourtant le favori des sondages!» La comparaison est un peu anachronique, un peu forcée aussi, pour ce qui est du «magistral». Mais on admirera la prescience du candidat à la présidence; car aussitôt après Gergovie, il y eut Alesia, où le chef gaulois connut le triste sort qui devait hanter l’inconscient du malheureux Fillon, et que le peuple français s’est empressé de lui réserver.

Mais on rencontre aussi dans l’actualité des rapprochements franchement ratés. Ainsi, le 19 avril, un article du Courrier évoquait une manifestation antispéciste prévue pour le 10 mai, soit à la date qui a été retenue en France dès 2006 pour la «journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leur abolition». Antispécisme, antiracisme, même combat? Le Conseil représentatif des associations noires (le CRAN) y a vu au contraire «une concurrence des luttes», voire une tentative «de détourner l’attention d’une commémoration qui a été acquise de longue lutte». De fait, si les organisateurs de la manifestation avaient dans l’intention de mener une opération «coup de poing» en établissant une analogie entre les souffrances animales et celles qu’ont endurées, et endurent encore en certains points du globe, des victimes déshumanisées par leurs exploiteurs, le coup en question ne frappait pas forcément qui il fallait. Les carnivores, pour cruelle que soit leur mastication, n’auront pas nécessairement le sentiment qu’elle a un rapport avec l’esclavagisme; à l’inverse, les Noirs ont du mal à oublier que la comparaison avec les animaux a déjà bien ­ servi par le passé, et précisément pour justifier leur servitude.

Mais la réaction du président du CRAN, Louis-Georges Tin, est révélatrice d’un déplacement de la question, qu’on retrouve de plus en plus fréquemment aujourd’hui: «il n’appartient pas aux Blancs de décider quelle analogie est acceptable ou non». Le problème ne réside donc plus seulement dans la mise en relation des éléments de la comparaison, mais dans le rapport entre l’un des comparés et l’auteur de la comparaison – avec, pour le premier, le sentiment aigu d’une violence infligée par le rapprochement lui-même.

On a pu retrouver cette même logique, mais très cafouilleuse, chez le président turc Erdogan, dans sa petite guerre avec le gouvernement d’Angela Merkel, qui lui avait interdit, ainsi qu’à ses ministres, de mener leur propagande électorale sur territoire allemand. Accusé de fascisme, de nazisme, il n’a pas manqué de dénier à tout Allemand le droit à lui appliquer de tels termes, tout en profitant de l’aubaine pour retourner l’accusation de «pratiques nazies» à ceux qui lui mettaient des bâtons dans les roues. Mais le 31 décembre 2015, assez naïvement, lui-même s’était cru autorisé à défendre le régime autoritaire qu’il comptait instaurer par référendum, en invoquant un précédent comme gage de réussite: «On en voit l’exemple dans l’Allemagne d’Hitler» – avant de reconnaître, quelques jours plus tard, que le nazisme avait eu toutefois «des conséquences désastreuses». Petit sursaut de lucidité historique, sans doute, après qu’il se sera rappelé que 1945 suivit d’assez près 1933. C’est que dans toute comparaison, potentiellement, il y a toujours le risque d’un Alésia caché derrière une Gergovie. Un risque qu’on voudrait voir plutôt comme un espoir, aujourd’hui, en Turquie ou ailleurs.

*Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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