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Hooligans

Mauvais genre

Il reste quelques naïfs pour croire que le football serait un sport opposant deux équipes de onze joueurs chacune, dans un stade et autour d’un ballon. Comme si l’on se souciait encore de ce qui se passe sur le terrain! L’essentiel est ailleurs, à présent: dans la désignation des pays où se dérouleront les grand-messes; dans la préparation des infrastructures; accessoirement dans les affaires de gros sous qui occuperont avocats ou tribunaux; mais au premier chef dans la supputation des affrontements qui viendront agrémenter les épreuves, avant, pendant ou après elles, sur les gradins ou à l’extérieur. L’important est de participer, à ce qu’on dit; certains s’y efforcent un peu plus que d’autres.

On en a un petit avant-goût avec la Coupe du monde 2018 que la Russie doit accueillir. Il paraît vraisemblable que les équipes nationales s’y entraînent; mais les médias ne s’en soucient guère. Ce qui retient bien davantage leur attention, c’est le fait que les hooligans, eux, sont apparemment déjà prêts. Prêts à en découdre, comme à l’accoutumée, et avec leurs habituels rivaux, au risque de décevoir d’autres partenaires potentiels, dont le passé est hélas moins glorieux. On peut en juger d’après les propos tenus par un crâne rasé de Krasnodar à un journaliste du quotidien belge Het Laast Nieuws: «Avec tout le respect que j’ai pour les Belges, nous restons concentrés sur les Anglais et les Allemands. C’est avec eux que nous voulons aller à l’affrontement l’année prochaine. La chose est claire pour tous les noyaux durs de Russie: ce Mondial doit servir de décor pour la Coupe du monde des hooligans.»

Tirons donc le rideau sur les amuseurs à chaussettes et crampons dont la comédie se réduit à quelques grimaces pour vignettes Panini: place à des jeux plus sérieux. Dans une interview à la BBC, cette fois, le député d’extrême-droite Igor Lebedev, digne fils de son père Vladimir Jirinovki, a tenu à préciser les choses: «Sachant que nos fans sont des combattants et non des hooligans, nous pourrions transformer en sport les affrontements entre supporters», a-t-il déclaré, imaginant alors la situation suivante: «Les supporters anglais arrivent, par exemple, et commencent des bagarres. On leur répond: ‘Défi accepté, rendez-vous au stade à telle heure’. La Russie serait ainsi pionnière dans un nouveau type de sport.»

Le rendez-vous au stade paraît à vrai dire assez déplacé: les amateurs de violences ne sauraient se contenter d’un lieu clos. Certes, on a vu l’enceinte du Heysel s’effondrer en 1985, avec son lot de morts et de blessés graves – ce fut assez croquignol, comme disait Céline; mais ne serait-ce qu’après Marseille 2016, on sait que les débordements, par définition, débordent. Lebedev n’étant pas du genre à ignorer l’appel de la rue, on peut supposer qu’il envisage le lieu de ralliement comme un point de départ pour un rayonnement vers des horizons plus larges.

Mais l’intéressant, dans son intervention, est assurément cette distinction entre hooligans et combattants, sur laquelle il fonde sa proposition. Il faut préciser que le premier terme n’a pas tout à fait le même sens en russe que dans la langue originale. Un hooligan, entre Leningrad et la Kolyma, c’était un «jeune opposant au régime soviétique», avant de désigner plus tard tout «esprit rebelle à l’ordre établi». On voit bien ce qui rend ce qualificatif incompatible avec l’idéal nationaliste qui anime le leader d’extrême-droite. Si les supporters anglais ne sont que des troublemakers, simples adeptes de la baston et encore en retard d’une guerre ou deux, aux désordres qu’ils rêvent de semer s’oppose inévitablement l’esprit d’ordre des «combattants» russes. Dans ces conditions, on peut se demander quel est le sens des affrontements dont rêve Lebedev, vu la différence d’objectifs entre les deux camps. Avançons l’hypothèse de ludiques entraînements, d’échauffements en vue de mieux casser du Caucasien ultérieurement ou parallèlement; ou la remise au pas d’autres excités pour affirmer la suprématie de «l’okolofutbol» slave – cette discipline de combat censément parallèle au foot proprement dit, mais qui a su s’acquérir les faveurs de Poutine bien plus que les maigres performances de l’équipe nationale.

Quant à la prétendue nouveauté de ce «type de sport», il nous faut déchanter. Non seulement tout cela nous ramène au temps des chemises brunes (celui notamment où Mussolini élevait l’équipe italienne au rang de «soldats de la cause nationale»), mais cet ordre-là n’est qu’un des multiples avatars du fameux Nouvel Ordre Mondial, forme hyperbolique du désordre, dont George Bush père annonçait l’arrivée imminente un certain 11 septembre. On n’était alors qu’en 1990, mais les yeux du président américain se portaient déjà sur les champs pétrolifères irakiens: les joutes sportives pouvaient commencer, avec ou sans l’éternel partenaire russe, mais dans la certitude bien établie qu’en ce genre de jeux, comme en tant d’autres sports, le nombre de perdants se doit d’être infiniment supérieur à celui des gagnants.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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