Chroniques

Beauté des Alpes

Mauvais genre

Il y a des termes qui viennent spontanément sous la plume: évoquez les Alpes, et la grandeur, la splendeur surgissent comme des évidences. Deux comptes rendus d’expositions l’ont récemment confirmé, l’un dans Le Courrier du 13 janvier, l’autre dans celui du 21 février. A propos du nouvel accrochage du Musée d’art du Valais, le premier titrait: «Les Alpes en force», en précisant que la montagne y était sublimée, dessins et peintures se faisant «l’écho du caractère à la fois somptueux et redoutable des cimes». Le second allait dans le même sens: les «photographies de montagne» présentées à Lausanne, au Musée de l’Elysée, offriraient «un périple empli de puissance, d’immensité attirante autant qu’effrayante».

Cette association du terrifiant et du grandiose comme propres à un certain type de beauté a ses origines historiques; à la fin du XVIIe siècle, Joseph Addison recourait déjà à un bel oxymore lorsqu’il écrivait que «les Alpes remplissent l’esprit d’un plaisant sentiment d’horreur». Il fallait donc une sensibilité spéciale, raffinée, pour percevoir et définir ce qu’on désignera sous le nom de sublime. L’article consacré à l’exposition valaisanne s’inscrit dans cette perspective: «avant que les peintres et dessinateurs ne représentent les splendeurs de la nature alpine […], le grand public n’avait pas conscience de son potentiel expressif ou esthétique.»

Cette distinction entre artistes et «grand public» est généralement redoublée d’une autre, qui oppose une élite socioculturelle au «peuple», soit les touristes anglais, esthètes et aristocrates, aux autochtones, eux-mêmes hermétiques à la magnificence qui les entourait. Le professeur bâlois Werner Meyer, parmi bien d’autres, voit dans cette cécité populaire la conséquence de la superstition: les cimes étaient le domaine des démons, des esprits malfaisants; si l’on se tournait vers elles, le soir, ce n’était que pour entonner le Betruf, la prière adressée aux saints dans l’espoir d’obtenir leur protection contre ces hauteurs menaçantes.

Le problème est que nous n’avons aucun témoignage direct de ce que ressentaient vraiment les populations locales. On sait en revanche que tel était le discours de l’Eglise; et l’on peut se demander si celle-ci ne cherchait pas simplement à les terroriser de manière à les empêcher de s’aventurer en ces lieux où elles échappaient à son regard, à son contrôle.

Mais on l’a suffisamment dit: cette Suisse-là était «primitive», dans tous les sens du terme. Or justement, du point de vue de sa supposée incapacité à percevoir grandeur et beauté, on pourrait la rapprocher d’autres peuples, eux aussi «primitifs» aux yeux de certains: les Noirs africains.

En 1956, l’écrivain et futur président sénégalais Léopold Sédar Senghor se sent encore tenu de préciser: «On ne saisirait pas l’essence de la littérature et de l’art africains en s’imaginant qu’ils sont seulement utilitaires et que le Négro-africain n’a pas le sens de la beauté. Certains ethnologues et critiques d’art sont allés prétendant que les mots ‘beauté’ et ‘beau’ étaient absents des langues négro-africaines. C’est tout le contraire.» De fait, la beauté qui se révèle aux fauves, cubistes, expressionnistes du début du XXe siècle s’apparente à celle que l’on croyait découvrir deux cents ans plus tôt devant les Alpes. Quand Vlaminck acquiert ses premières statuettes du Dahomey, cet art lui apparaît «dans tout son primitivisme et sa grandeur»; les masques, eux, ont quelque chose de terrifiant et de puissant à la fois, une alliance dont seul un œil exercé serait apte à saisir la valeur esthétique.

Dans un ouvrage consacré au Gabon et publié en 1922, le pasteur alsacien Francis Grébert renchérissait: chez les Pahouins, écrivait-il, «le sentiment du beau est encore rudimentaire. La nature les laisse froids.» Mais c’était pour relativiser aussitôt: ces «indigènes» ne seraient pas pour autant insensibles; un objet, un spectacle les surprendrait parfois. Et alors, «quand ils ne peuvent plus rien dire pour exprimer le maximum de beauté, ils disent: ‘Egongol!’; ce qui, en temps ordinaire, signifie la pitié, la miséricorde, la tristesse, et ici exprimerait non seulement que les yeux sont ébahis, mais que le cœur est touché jusqu’à la mélancolie.»

Et je vois s’opposer ainsi deux conceptions de la beauté: l’une «mâle», qui joue avec le terrifiant, le puissant; qui est de l’ordre de la domination, de l’affrontement même: car ces sommets, il faudra les conquérir, et les alpinistes se joindront aux artistes, de même que l’art nègre devait bien avoir quelque chose de guerrier. L’autre conception, elle, tire du côté de sentiments qu’on s’applique à décrire comme féminins, mais qu’on pourrait retrouver chez nos soldats au service étranger, dont Rousseau nous dit qu’ils fondaient en larmes en entendant chanter le Ranz des vaches, tandis que l’image de la patrie, des lointains alpages, se redessinait en leur esprit. Mais bien sûr, cette mélancolique beauté qui va de pair avec pitié, miséricorde, ne peut être que le fait de peuples primitifs. Ce n’est pas nos altiers patriotes d’aujourd’hui qui diront le contraire.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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