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Presse romande: médecine de guerre et charcuterie économique

L’IMPOLIGRAPHE

Vingt-cinq licenciements, onze départs à la retraite anticipée, sept mandats de pigistes révoqués: c’est le bilan de l’opération lancée par Ringier Springer contre L’Hebdo et Le Temps. Et on dit bien «contre», puisqu’elle a bien consisté à tuer l’un et amputer l’autre (Le Temps perd une vingtaine de collaborateurs, dont seize journalistes). Et on s’inquiète désormais pour la Tribune de Genève et 24 Heures. Et pour tous les journaux dont le sort ne dépend plus que du bon vouloir de leur éditeur, bon vouloir ne dépendant plus lui-même que des chiffres de la publicité récoltée – et surtout pas de critères aussi obsolètes que la qualité du journal.
Le naufrage de L’Hebdo et les avaries du Temps ont, logiquement, remis à l’ordre du jour la question d’une aide publique à la presse. La question, pas les réponses. Actuellement, l’Etat apporte une aide indirecte d’une trentaine de millions à toute la presse écrite, y compris à celle qui dépend de grands groupes comme Ringier ou Tamedia. L’Etat aide donc Ringier et Tamedia. Merci pour eux, mais à quoi cela rime-t-il de les soutenir quand eux-mêmes ne soutiennent plus leurs propres titres? Le centre d’évaluation des choix technologiques (TA-Swiss), un «centre de compétences» des Académies suisses des sciences, estime que l’Etat doit soutenir financièrement les médias, et en particulier la presse, mais aussi les médias numériques «pour autant qu’ils emploient des journalistes se rendant sur le terrain». Voui, mais comment soutenir les médias, et lesquels? TA-Swiss considère (contrairement à Trump) que les médias indépendants apportent une contribution essentielle au débat démocratique. C’est aussi une sorte d’évidence. Ce serait alors d’un soutien aux médias indépendants, contributeurs au débat démocratique, dont il s’agirait de préciser les modalités. Mais aux médias indépendants de qui, et de quoi? De toute évidence, ni L’Hebdo ni Le Temps ne sont indépendants de Ringier – un étranglé l’est en effet assez peu de son étrangleur. Mais quand un titre est sabordé par ses propres détenteurs («propre» renvoyant ici à la propriété plus qu’à la propreté), ne pourrait-on envisager une aide publique à sa reprise par ses journalistes et ses lecteurs plutôt qu’un arrosage de toute la presse, y compris celle qui n’est finalement pas plus indépendante de ses propriétaires privés que la Feuille d’avis officielle ne l’est (ne l’était: elle est morte elle aussi, sauf sur internet) de l’Etat?

Alors, c’est plutôt du sort de la presse qu’on désigne couramment comme «alternative» qu’on se préoccupera ici. La presse alternative l’est parce qu’elle conteste l’ordre social et politique. C’est en tant que telle qu’elle est une condition du débat démocratique (surtout dans un système de démocratie «semi-directe» où le bon peuple est appelé tous les trois mois à trancher du plus important au plus futile, selon le bon vouloir des acteurs politiques et sociaux), pas en tant qu’elle est indépendante, ni en tant qu’elle fonctionnerait globalement sur des modes totalement différents de la presse commerciale ou officielle. Le seul point commun entre les différents titres de la «presse alternative» est, précisément, leur volonté de défendre une «alternative» au sens politique, social, culturel du terme. Son indépendance, en revanche, est, assez paradoxalement, la condition de l’existence d’un «libre marché» de l’information et du commentaire sur l’information, dans un paysage médiatique de plus en plus outrageusement dominé par de grands groupes, dont les médias ne sont d’ailleurs souvent qu’un champ d’activité parmi d’autres, ce qui les amène à les sacrifier sans barguigner si tel est leur intérêt immédiat.

D’ailleurs, avec le traitement qu’il impose à ses deux titres, Ringier Springer est sorti du champ des pratiques de presse pour entrer dans celui de la chirurgie médiévale en pratiquant une charcuterie économique qui ressemble à la médecine de guerre d’avant Ambroise Paré: on ampute, on cautérise au fer rouge, le charcuté succombe au traitement mais on est très content, c’était une très belle opération… Et le propriétaire du Temps d’affirmer, au Conseil d’Etat vaudois, sur le mode de la «vérité alternative» à la Trump, que son intention était de «développer Le Temps». De le développer sans journalistes? C’est vrai que ça encombre, les journalistes. D’ailleurs, la presse papier aussi, ça encombre. Quant à vous, aimables lecteurs, résignez-vous: vous n’importez aux grands groupes de presse que pour la minute de cerveau disponible pour la pub qui entrelarde les articles qu’en survivants des temps archaïques vous vous obstinez à lire.

Autant dire qu’en lisant Le Courrier, vous ne risquez guère d’importer à Ringier-Springer.

* Conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.

Opinions Chroniques Pascal Holenweg

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lundi 8 janvier 2018

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