Chroniques

Mais il faut oser, puisque (…)

L'Impoligraphe

On ne regrettera pas l’an de disgrâce 2016. Et on ne changera pas non plus de calendrier pour l’extirper de nos mémoires embuées par le champagne et embourbées dans le foie gras des libations de fin d’année. 2016, année de Trump, de Poutine, du Brexit, de la Syrie exsangue? De Profundis. Et puis quoi? Cette année bientôt morte n’est ni la première, ni la dernière, que scandent nos défaites. Nous avons survécu aux autres, nous survivrons à celle-là. Nous ne sommes pas résignés, nous sommes patients. Et nous avons de la mémoire.

Si, depuis la Commune de Paris, toutes les révolutions ont fini par échouer, leur répression n’a vaincu que pour un temps: la Révolution a survécu aux révolutions triomphantes et les forces révolutionnaires aux révolutionnaires au pouvoir. Partout, et à chaque fois que les révolutions furent défaites, sont nées de leur défaite même de nouvelles volontés révolutionnaires, un nouveau désir de révolution. La révolution est moins une vieille taupe qu’un phénix sans âge. Jamais le déroulement de l’histoire n’est conforme aux volontés de ceux qui croient la faire et sont faits par elle, ne faisant que la suivre, feignant d’être les organisateurs de cette chose qui les dépasse. Les dirigeants sont dirigés, les leaders sont conduits, les chefs suivent, et le divorce est absolu entre le discours sur la réalité et la réalité elle-même: si celle-ci ne semble pas se venger de celui-là, c’est qu’elle est trop occupée à en rire.

Certes, à défaut d’en vouloir encore le renversement, ou même de pouvoir encore le vouloir, une partie de la gauche se contente de caresser la piètre l’ambition de «moraliser le capitalisme». Ce qui suggèrerait qu’il soit immoral, alors qu’il est fondamentalement – et définitivement – a-moral, dans sa finalité et ses pratiques. Cette a-moralité est une condition de son fonctionnement, et c’est précisément parce qu’il est a-moral qu’il est efficace, et résistant à ses propres crises. Serait-il en quelque manière «moral», ou tiendrait-il compte, fût-ce pour s’y soustraire, de quelque impératif moral, que le capitalisme se lierait à quelque chose qui serait hors de lui, ou au-dessus de lui, ce qui lui serait totalement contraire. Le capitalisme ne se soustrait pas à la «morale», il ignore toute morale, ne conçoit pas qu’il puisse en exister une: c’est cela, son a-moralité. Face au capitalisme, ce n’est pas une morale qu’il faut dresser, mais une politique. Et donc une éthique – laquelle ne se confond pas avec une morale: quand la morale est imposée comme une norme, l’éthique est adoptée comme un principe. On obéit à l’une, on se donne l’autre.

Nous devons cesser de prendre des résistances réactionnaires pour des combats révolutionnaires et des antidouleurs pour une panacée. Nous n’en sommes plus au temps où les volontés de changement pouvaient avoir le choix entre une voie réformiste et une voie révolutionnaire, entre la progression et la rupture. Nous en sommes au temps où le choix se fait entre des volontés de conservation de ce qui fut conquis et des volontés de changement de l’ordre social, économique et politique, entre des ressentiments réactionnaires et des volontés révolutionnaires, qu’elles se donnent pour moyens ceux du réformisme ou ceux de la révolution.

La révolution est à faire, ou à refaire, mais elle est surtout, et d’abord, à réinventer, pour la débarrasser du césarisme et du machiavélisme, c’est-à-dire de l’obsession du pouvoir. Il ne s’agit plus, s’il ne s’est jamais agi, de prendre le pouvoir, mais de le casser. Il y faut un projet ne concernant plus seulement, ou plus du tout, la prise du pouvoir central d’Etat, mais la subversion de tous les aspects du vécu individuel et collectif, le franchissement de toutes les lignes de fracture entre la possibilité offerte à la vie et les limites dans lesquelles les normes sociales la contiennent. Et s’il fallait un programme à cette révolution encore à naître, un programme qui la précédât, nous pourrions d’ailleurs nous contenter de celui que nous offre la Déclaration des droits de l’homme de 1948: qu’on la relise, et qu’on nous dise si un seul de ses articles est compatible avec le respect de l’ordre établi, et avec le capitalisme…

Funambules, nous marchons sur la ligne de partage entre deux mondes: l’un dont nous ne voulons pas et qui est le monde tel qu’il est, et l’autre dont nous formons le projet et qui est le monde tel qu’il devrait être. Il nous faut hâter la disparition du premier et l’émergence du second, ou nous abîmer dans la faille qui les sépare. Du monde qui nous est offert, nous n’acceptons plus que ce que nous pouvons lui voler pour le retourner contre lui. Du monde que nous voulons offrir, nous ne pouvons encore retirer que la volonté souveraine de risquer notre propre désastre. Nous sommes à nous mêmes le prix de notre liberté, et nous acceptons par avance de n’être jamais que d’obscurs ratés, si nous ne pouvons être de discrets vainqueurs. Mais nous n’entraînerons personne dans notre chute: le funambule tombe tout seul de son fil.

«Mais il faut oser, puisque…» (Sappho): les causes perdues sont les seules qui vaillent que l’on se batte pour elles. Nous ne devons aucune loyauté aux vainqueurs, aucun respect aux «gagnants», et n’avons à leur obéir qu’avec la ferme intention de les trahir et le constant sentiment de les mépriser. Seuls les perdants peuvent être magnifiques.

Bonne année 2017…

Opinions Chroniques Pascal Holenweg

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lundi 8 janvier 2018

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