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Multimillionnaires

(Re)penser l'économie

L’administration fédérale des contributions vient de livrer ses dernières statistiques relatives à la fortune des personnes imposables au 31 décembre 2013. Il s’agit des données fournies par les contribuables dans leur déclaration et de leur fortune nette, c’est-à-dire après déduction des passifs, par exemple les dettes hypothécaires. On peut donc estimer, en raison notamment de l’évasion fiscale, que ces chiffres minimisent la réalité des grandes fortunes dans notre pays. Et pourtant, ces données sont éclairantes sur les inégalités de fortune en Suisse, pour ne pas parler des revenus.

Intéressons-nous tout d’abord aux personnes qui ne détiennent aucune fortune. Elles représentent le quart des contribuables (soit 1,289 million), tandis que 31% possèdent au maximum 50 000 francs de fortune (1,589 million, dont la fortune cumulée s’élève à un peu moins de 27 milliards de francs). Ainsi 56% des contribuables ne disposent soit d’aucune fortune, soit de quelques économies qui représentent bien moins qu’un salaire annuel médian. A l’autre bout de l’échelle, nous trouvons 19 867 contribuables qui capitalisent entre 5 et 10 millions de francs de fortune et 13 246 qui déclarent plus de 10 millions. Ces deux dernières tranches rassemblent 0,65% de tous les contribuables et leur fortune cumulée s’élève à plus de 620 milliards de francs, ce qui représente le 37% de la totalité de la fortune déclarée en Suisse. Ce montant est très légèrement inférieur au PIB de la Suisse de 2013, qui s’est élevé à 635 milliards.

Cette statistique et d’autres encore souligne les écarts de richesse dans notre pays. Mais ce qui est significatif, et ce qui n’est pas spécifique à la Suisse, c’est que les écarts de richesse se sont aggravés depuis une trentaine d’années, avec l’entrée en force du néolibéralisme comme mode de gouvernance économique à l’échelle de la planète. Pour tenter de nier cette réalité, qui va à l’encontre de la thèse si souvent admise que l’enrichissement de quelques-uns profite au plus grand nombre, les néolibéraux ne cessent d’affirmer que ces écarts de richesse sont le résultat de la croissance économique et de la capacité à s’enrichir de certains individus particulièrement doués.

Tout d’abord, il faut souligner que la fortune a souvent pour origine la transmission par héritage. Les riches rendent leurs enfants riches. Par ailleurs, dans une étude parue en 2005Michel Villette et Catherine Vuillermot Portrait de l’homme d’affaires en prédateur, La Découverte, 2005., Michel Villette, sociologue, et Catherine Vuillermot, historienne, ont montré que la réussite des milliardaires n’avait souvent aucun rapport avec leurs capacités d’innovation ou de travail. Ils ont analysé les parcours de milliardaires comme François Pinault, Marcel Dassault, Bernard Arnaud, Vincent Bolloré, Ingvar Kamprad, Sam Walton. Il ressort de cette étude que ces hommes d’affaires ont été élevés dans des familles habituées à entreprendre, qu’ils ont été initiés très tôt aux affaires, qu’ils profitent d’avantages compétitifs dont ne bénéficient pas les autres et du soutien direct et privilégié d’un mentor. Les auteurs de cet ouvrage arrivent à la conclusion que la réussite de ces milliardaires réside dans le fait d’avoir vu au bon moment des opportunités de prédation dans des imperfections du marché et d’avoir su jouer avec la situation politique du moment.

Parmi les nombreux exemples analysés, prenons le cas d’Ingvar Kamprad, patron d’Ikéa et jusqu’à récemment bénéficiaire de forfaits fiscaux en Suisse. Contestant le facteur d’innovation comme étant à l’origine de la fortune du milliardaire, les auteurs nous disent: «(…) elles passent complètement sous silence un facteur explicatif décisif, bien qu’intellectuellement moins séduisant: l’achat de meubles à bas prix en Pologne, grâce à une habile collaboration avec les autorités communistes. Expliquer la réussite d’un des tout premiers capitalistes européens par sa collaboration avec les apparatchiks de l’ex-bloc soviétique est peu satisfaisant pour les adeptes de la doctrine économique libérale. Et pourtant, il n’y aurait pas d’Ikéa aujourd’hui sans l’intervention de ce facteur.Ibid. p. 127.»

Il faut hélas définitivement renoncer à croire au Père Noël!

Bernard Clerc est membre de Solidarités, ancien député.

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lundi 8 janvier 2018

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