Chroniques

Des monstres

Mauvais genre

Le monstre a son festival ce week-end à l’Usine genevoise. Il a ses commémorations, en cette année de bicentenaire pour Frankenstein. Il aurait aussi pu avoir son procès, avec en vedette Fabrice A., si les juges n’avaient souhaité une nouvelle expertise qui ne mette pas en doute, comme la précédente, l’irrécupérable monstruosité de l’assassin d’Adeline M.

Car cela semble avéré: Fabrice A. est un monstre. Il l’admet d’ailleurs. Monstre du fait de la gradation de ses crimes, du viol au meurtre. Monstre, parce qu’il a longuement prémédité ce dernier, qui eût pu être double: la froide exécution de la jeune sociothérapeute, à l’occasion de ce qui aurait dû n’être qu’une séance d’équitation, était censée ouvrir la voie à une fuite en Pologne pour y tuer, plus cruellement encore, une ex-compagne. Monstre enfin, parce que cette planification présupposait un double jeu: comme l’écrivait Le Matin du 3 octobre dernier, Fabrice A. est un menteur, «il a trompé tout son monde», ceux qui étaient chargés de sa surveillance comme ceux qui songeaient à sa réinsertion. Et c’est peut-être encore ce qu’on lui pardonne le moins.

Claude Gueux lui aussi était un monstre; et lui aussi le reconnaissait, si ce n’est dans sa réalité historique, du moins dans le récit éponyme que Victor Hugo publie en 1832. «C’est bien, déclare-t-il à ses juges, je suis un monstre […]. J’ai volé et tué. Mais pourquoi ai-je volé? pourquoi ai-je tué?» Les tribunaux du temps ne se souciaient guère de trouver réponse à ces questions. Hugo, lui, met en lumière la misère éducative et matérielle qui conduit au vol, et les conditions carcérales qui ont poussé son personnage à tuer à coups de hache le directeur de la maison centrale de Clairvaux: «le sort le met dans une société si mal faite, qu’il finit par voler; la société le met dans une prison si mal faite, qu’il finit par tuer.»

Cinquante ans plus tard, un autre détenu de Clairvaux s’interroge à son tour sur les effets pervers de l’emprisonnement. L’anarchiste russe Pierre Kropotkine a été arrêté pour avoir soutenu les ouvriers lyonnais du textile. Dans cette ancienne abbaye qui fut toujours par excellence le lieu de la clôture et de la plus rude discipline, il écrit une série d’articles, qui paraîtront à Londres en 1887 sous le titre In Russian and French Prisons. Un ouvrage dont la lecture est assez désespérante aujourd’hui: ce qui était dénoncé en ce XIXe finissant se retrouve quasiment à l’identique en notre XXIe commençant. Nul besoin, donc, de détailler ici les descriptions, analyses et conclusions auxquelles arrive Kropotkine: aussi longtemps que la prison sera la prison, les discours se ressembleront.

Mais ce qui m’arrête dans ce livre que j’ai découvert au moment même où s’ouvrait le procès de Fabrice A., c’est la convergence avec un exemple cité par le prince russe. Même gradation d’un délit à l’autre; même préméditation d’un meurtre en prison, au long des mois; et la victime devait être là aussi celle qui avait précédemment partagé la vie du meurtrier. Kropotkine y voit un enchaînement des plus logiques. Le système carcéral est conçu de façon à ce que le détenu perde tout sentiment, toute volonté; qu’il ne soit plus qu’un automate. La fouille quotidienne et répétée en serait l’un des instruments – comme s’en plaignait encore récemment, dans Le Nouvel Obs du 3 novembre 2011, le fameux terroriste «Carlos» qui lui aussi a passé par Clairvaux: «Tu vas téléphoner, on te tripote; tu vas à la douche, on te tripote; tu sors de la douche où tu étais tout seul, on te tripote. Tu es tout le temps tripoté.»

Cette humiliante impression d’être réduit à un corps-objet soumis à des palpations dites «de sécurité» contribuerait à creuser l’abîme entre les représentants du système pénitentiaire d’une part, et les prisonniers de l’autre. Deux camps, donc; et le premier sera toujours l’ennemi du second. Dans ces conditions, même la thérapeute la mieux disposée, la plus compréhensive, ne peut apparaître que comme l’obstacle à abattre: on a dû tuer les sentiments en soi, on pourra tuer sans sentiments.

La récidive, en pire, serait alors la résultante presque inéluctable de la logique carcérale. L’automate programmé aura plus de mal à résister aux tentations une fois sorti de prison. Mais surtout, ceux qui ne se laissent pas totalement déshumaniser mettront toute leur énergie au service d’une idée fixe à laquelle s’accrocher: la vengeance; un crime qui doit être supérieur à celui qui vous a conduit là, et mûrir tout autant qu’on vous fait croupir. A cette fin, il convient d’apprendre «à mentir et à tromper son monde sans arrêt» – les termes de Kropotkine sont ceux-là mêmes qu’employait Le Matin à propos de Fabrice A. Mais n’en déplaise à ce dernier, qui semblait assez flatté d’être ainsi pointé d’un doigt accusateur, le monstre, à lire Kropotkine ou Hugo, n’a rien d’un cas unique, extraordinaire, suscitant stupeur ou horreur: il est le banal produit d’un système de répression sociale qui n’a toujours pas trouvé d’autre issue que la cellule, ajoutant tragiquement les ratés aux ratés: ne trouvant satisfaction, après l’échec d’une incarcération, que dans l’hyperbolique enfermement à vie – comme pour être bien certain que de tous côtés la monstruosité triomphe.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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