Chroniques

Je me tue, donc je vis

L’IMPOLIGRAPHE

Un homme voulait mourir. Il pensait qu’il en avait le droit. Il avait demandé à l’association Exit de l’y aider. Elle avait accepté. Mais deux de ses frères l’en ont empêché, en saisissant la justice et en faisant suspendre (en attente d’un jugement) l’injection létale prévue. Qu’est-ce que cela dit de notre rapport à la mort – à notre propre mort, et à la mort des autres, celles et ceux dont on n’accepte pas la mort même s’ils ont choisi de se la donner, celles et ceux qu’on aime et qu’on aime vivants? A qui appartient la mort? Si pour Camus la question du suicide était la seule question importante, c’est parce que cette question est celle qui pose le plus crûment, le plus clairement, la question de la liberté. La question du suicide est peut-être une question sociale, la réponse à cette question ne sera jamais que personnelle, individuelle, égoïste au sens philosophique du terme: elle est le geste qu’on fait ou ne fait pas pour se donner la mort. Ce n’est pas la société qui décide de vivre ou de mourir, c’est l’individu. Plaidant le droit de chacun de décider de vivre ou de mourir, l’avocat d’Exit a rappelé que «nous ne sommes pas dans une société clanique où d’autres peuvent décider à notre place» si nous devons continuer ou cesser de vivre. Il y a un droit de vivre, il y a un droit de mourir, et ce droit est irréductiblement personnel. La loi suisse définit la mort comme l’arrêt irréversible des fonctions cérébrales. Je pensais, donc j’étais, je ne pense plus, donc je ne suis plus. Même si mon cœur, aidé ou non à cela, bat encore, que mon sang circule encore dans mes veines et que mon corps est encore tiède, je n’y suis plus, je ne suis plus. Point final. Mais de quoi suis-je mort? N’ai-je pas le droit de le choisir, de choisir le lieu, le mode, le moment? Bien sûr, que j’en ai le droit. Et seul à l’avoir. Et aucun compte à rendre à personne de ce choix. Et surtout pas à un tribunal. Personne ne peut faire ce choix à notre place, prendre la vie d’un autre en otage pour conjurer sa propre peur de la mort.

La mort est ainsi un choix de vie. Ma mort est mon choix de vie. Un choix égoïste? sans doute. Mais pas moins que le refus d’autrui de me le laisser, ce choix. «Tu n’as pas le droit de nous faire ça», ont dit ses frères à celui qui voulait mourir, et qui, eux, se donnent le droit de l’obliger à vivre quand il ne le voulait plus. Comme si leur frère leur appartenait. Pour eux, ce n’est pas à lui qu’il n’a pas le droit de «faire ça», c’est à eux. Où est l’égoïsme, alors, quand la vie d’un homme ou d’une femme devient la propriété d’autrui, fût-ce par amour? On a le droit de «faire ça» (ou de ne pas le faire) de sa vie, pas de celle des autres. Parce que c’est notre vie. Et notre mort. A nous, et à personne d’autre. Et qu’il n’y a peut être que cela qui nous appartient vraiment: le choix de notre mort. C’est un choix plus simple qu’il paraît: comme nous l’enseigne le vieil Epicure, il n’y a que la mort des autres qui puisse nous importer – et même qui puisse, pour nous, exister: ma mort n’existe pas, puisque je ne puis la concevoir que si je suis vivant, que si je puis la choisir, c’est que je ne suis pas mort et qu’il faut être vivant pour concevoir qu’on puisse ne plus l’être. Ainsi notre propre mort est-elle un choix de vie. Je me tue, donc je vis. Céline: «La vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir. Je n’ai jamais pu me tuer moi». Et donc, semble dire Céline (qui n’a pas menti qu’en cela), j’ai menti en ne me suicidant pas.

Le droit au suicide, cependant, non seulement n’exclut pas le devoir de rendre plus belle la vie, plus supportable à ceux à qui elle pèse, à rendre la vie plus vivable en somme, mais il complète ce devoir. On est là dans deux ordres différents, celui du droit irréductiblement individuel à choisir de vivre ou mourir, et celui du devoir collectif de rendre la vie possible. Possible, pas obligatoire. Le choix de mourir ne doit d’ailleurs souvent rien à une dépression: il peut être conscient, volontaire, délibéré rationnellement (avec soi-même, avant de l’être avec d’autres). A quoi d’ailleurs renvoie cette identification si fréquente du suicide à la dépression, et l’aide au suicide à un encouragement à mourir? A l’inconsidération de celles et ceux qui font le choix de mourir. A la conviction qu’ils sont incapables d’avoir faire un «vrai choix» et que le choix qu’ils ont fait ne tient qu’à un gros coup de cafard. Bref, à leur irresponsabilité. Parce qu’il est responsable de devoir vivre quand on n’en a plus envie. Et qu’il est irresponsable de préférer se donner la mort quand on le veut, plutôt que la recevoir quand elle veut, elle.

A qui ma vie appartient-elle? Nous ne nous sommes pas donné la vie. Nous avons le droit de nous donner la mort. Elle, au moins, nous appartient, à nous seuls, et c’est la seule propriété privée qui ne devrait souffrir d’aucune contestation. Notre vie ne vaut rien si nous ne pouvons y mettre fin.

* Conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.

Opinions Chroniques Pascal Holenweg

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lundi 8 janvier 2018

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