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Bolloré et le rail: en finir avec le régime d’impunité des firmes mondialisées

La catastrophe ferroviaire qui vient de frapper le Cameroun manifeste le cynisme du capitalisme mondialisé et l’incapacité des gouvernants à penser le global et à soigner le local.
Cameroun

Le 21 octobre à la mi-journée, le train voyageurs Intercity de la société Camrail reliant Yaoundé (capitale politique) à Douala (capitale économique) a déraillé en gare d’Eséka, occasionnant de très lourdes pertes humaines. Le bilan provisoire de 79 morts et de plus de 500 blessés est accablant. Une cause externe a été pointée, qui masque mal un chapelet d’incuries et des accusations portées tant vers le transporteur que vers les pouvoirs publics. La cause externe: l’effondrement d’un pont sur l’axe routier qui aurait lui-même conduit les voyageurs vers les gares, poussant l’opérateur Camrail à doubler les wagons, faisant passer l’attelage du train accidenté de 9 rames à 17. La responsabilité du transporteur est donc ici engagée et une question se pose: une telle surcharge était-elle supportable sur un réseau décrié depuis des années pour sa fragilité, voire son délabrement? Depuis la privatisation des chemins de fer camerounais et la concession octroyée à Vincent Bolloré en 1999, ce dernier est suspecté de n’avoir pour préoccupation que le rail du profit et de négliger la maintenance et l’entretien des infrastructures. La durée du bail consenti à Bolloré (trente-cinq ans), son état d’opérateur du terminal du port (bail de vingt ans révisable en 2020) et ses participations croisées ou majoritaires dans d’autres secteurs tel celui de l’agro-industrie ne lui donnent-ils pas une position/posture d’oligarque? Plus prosaïquement, les firmes mondialisées disposant d’un pouvoir de quasi-Etat dans l’Etat ne jouissent-elles pas, du fait de l’inévitable collusion entre les sphères économiques et publiques, d’une impunité de fait? Les morts et les blessés sur les rails auront-ils droit au Droit? Les interférences de l’une à l’autre des sphères publique et privée donnent le sentiment d’une connivence des acteurs qui aboutit au musèlement de la justice sur l’autel de la raison économétrique. La porosité d’un groupe à un autre est facilitée par les coalitions plaidantes (Advocacy Coalition Framework): groupes de pression, lobbies, experts, bureaucraties affairistes dont le rôle est de renverser in fine le pouvoir de décision qui passe subrepticement du politique au payeur et de l’Etat à la firme mondialisée. Celle-ci, soucieuse de consolider ses bilans, s’affranchit dès qu’elle peut des normes locales au profit de la globalisation et de la sphère la plus éloignée possible du local. Agissant localement mais ne pensant que globalement, l’impact des actions sur le terrain réel est minoré. Le politique ne voit plus son territoire d’élection et substitue ainsi la globalité (le lointain) à la souveraineté populaire. La macrostructure qui le tient, le soutient, attend de lui qu’il soit transparent, c’est-à-dire inerte. Ainsi emmailloté, le pouvoir en Afrique, biberonné au dollar ou à l’euro, s’écrase.

Comment en sortir? Le problème que posent les accidents ferroviaires ou les catastrophes industrielles, voire environnementales, n’est pas une spécialité africaine. La France et l’Angleterre ont connu des accidents. Le 20 septembre dernier, dans la gare de Hoboken, dans le New Jersey, un train étatsunien a déraillé à une heure de pointe et causé la mort d’une personne et blessé une centaine de voyageurs. Mais au Cameroun, on a encore en tête la douloureuse catastrophe de Nsam-Efoulam, dans les faubourgs de Yaoundé, qui fit 235 morts le 14 février 1998 après que des wagons-citernes transportant des produits pétroliers se sont renversés et que des populations accourues pour se servir gratuitement furent pulvérisées par l’explosion des fourgons. Toutes les catastrophes invitent à repenser le risque. Pour les voyageurs empruntant les lignes régulières de chemin de fer, les lignes aériennes, les routes ou, pour les migrants, jetés sur des rafiots-cercueils par les guerres, les affreusetés de la vie, les calamités climatiques, religieuses et sociales, la question est la même: Comment réagir devant la catastrophe? En portant d’abord et toujours assistance. En ouvrant aux blessés la porte des hôpitaux sans préalable d’aucune sorte, ce qu’ont fait les divers établissements de soins qui ont accueilli les polytraumatisés de l’accident du train Intercity d’Eséka. Il convient aussi de mobiliser tout l’appareil de sécurité civile tant national qu’international et les bonnes volontés locales. A Eséka, l’absence de tout dispositif d’aide d’urgence a été remplacée au pied levé par des voisins. Il faut espérer que la puissance publique, au lieu d’ergoter ou de se dissimuler, nommera au mérite national les acteurs de cette mobilisation de proximité. Il y a aussi eu des solidarités diasporiques via internet et c’est encourageant.

L’impératif catégorique est d’honorer les disparus, d’extraire les corps encore enchevêtrés, de panser les plaies des victimes, de tout mettre en œuvre pour la prise en charge des familles, de veiller à la diffusion, sans barguigner, des informations sur l’identification des personnes et sur les procédures d’indemnisation. Il convient aussi de prévenir. Car gouverner, c’est prévoir. Le citoyen doit aussi être formé à faire face aux aléas du vivant. Comme le disait le philosophe allemand Ulrich Beck, «la production sociale des richesses est désormais inséparable de la production sociale des risques». Autrement dit, nous sommes passés d’une forme de distribution de biens en continus tel que le proclamait la société industrielle et capitaliste, à la distribution de maux imprévus qu’accélère la mondialisation. Pour en finir avec la «main basse sur le Cameroun», pour reprendre une expression de Mongo Beti, il faut que Camrail honore les engagements souscrits et que l’Etat sanctionne sans ciller toute défaillance.

Après l’annonce par le groupe Bolloré d’un versement de 2300 euros à chaque famille des 76 victimes, Eugène Ebodé a réagi par une lettre ouverte à l’entreprise:

Lettre ouverte à M. Bolloré et consorts,

Vous venez de faire mouvement vers les familles endeuillées au Cameroun et en France pour leur tendre une main, en apparence secourable, en offrant 2300 Euros à chacune de celles qui ont perdu un proche dans la catastrophe ferroviaire du 21 octobre dernier. Toute sollicitude, pour donner une digne sépulture aux disparus, ne peut être regardée avec dédain. Mais la charité ne saurait se substituer à la justice et le montant, ne vous en déplaise, n’est pas à la hauteur de la situation. C’est le cri qui sourd des cœurs éplorés. Votre « largesse », Monsieur Bolloré, a-t-elle été déterminée en concertation avec les familles ? En concertation avec les autres actionnaires ? En concertation avec l’actionnaire incontournable : l’Etat ? Au-dessus des dépouilles retrouvées et des corps encore encastrés et pour l’heure absents de la machine comptable, monte, y compris dans vos champs de plantations et dans vos autres possessions où la raison chiffrée plie des vies, une demande unique : que la lumière soit faite non par des autorités parties prenantes du drame, mais par des autorités indépendantes investiguant en toute liberté sur un événement qui a horrifié la nation et profondément meurtri cette Afrique en miniature qu’est le Cameroun. Souscrivez-vous à cette requête portant sur l’indépendance des enquêteurs ?

Monsieur Bolloré, par vos actes et par votre volonté zarathoustrienne d’être dans le bois et d’être dans le fer, d’être dans l’eau et d’être dans la batterie, d’être dans les ports et d’être aussi dans les Logistiques de transport, d’être dans la presse et de régner à travers les ondes, vous êtes un Seigneur tout-puissant. Vous l’êtes dans le négoce, mais des voix susurrent aussi que vous êtes devenu le saigneur de vies qu’il vous plaît de piétiner ou de renvoyer d’une chiquenaude dans le ravin des tourments. Avez-vous conscience que ce dont vous êtes le nom vous désigne comme le fils putatif des « ajustements structurels » voulus par les Maîtres du monde siégeant dans des institutions issues de Bretton Woods ? Assumeriez-vous à haute voix le fait que vous êtes tout aussi bien -et malgré le paradoxe de ce cumul de géniteurs- le fils des doctrinaires du patriotisme économique ? Nous voici, subrepticement placés au cœur des enjeux sournois et du pathétique réveil de nostalgiques du vieil empire. Les uns et les autres, masqués ou à découvert, ont fait de vous le porteur des opérations de camouflage et non de développement des activités que vous amalgamez en votre nom sur la scène économique africaine. Vous vous présentez en sauveur d’entreprises que les désordres managériaux et les incapacités des dirigeants locaux ont mises en péril et que des banques, dites de développement ou d’investissement, sont inaptes à soutenir en les dotant aussi d’une expertise  originale et de dispositifs coercitifs. Mais des voix de plus en plus fortes signalent qu’une fois aux commandes, vous vous grimez en saigneur au moyen d’opérations précipitamment prescrites pour tailler dans les effectifs, élaguer et réduire les personnels comme s’il s’agissait ici, non point d’êtres humains, mais de branches pourries d’un arbre dont la sève a tari. Le but de cette manœuvre n’est-il pas de distribuer des bénéfices toujours plus importants à un nombre de plus en plus restreint d’entités ? Cette méthode a aujourd’hui grand besoin d’être requalifiée voire disqualifiée.

Il est inutile de vous rappeler ni vos hauts faits ni les méfaits d’une politique qui a pour religion le chiffre et pour prélats les prêcheurs cravatés et cravachant leurs équipes pour la hausse tendancielle du taux de profit. Les chiffres, vous les maîtrisez mieux que quiconque. Les engagements, vous les méprisez et les piétinez avec la hargne désinvolte des nababs et la morgue suffisante des surpuissants.

Je vous écris pour que vous entendiez les cris qui déchirent « la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche », afin que ma voix fusionne avec celle de la justice qui refuse de s’affaisser dans le « cachot du désespoir ». L’épée de Damoclès, que les mesures courtermistes et l’incompétence chronique de vos prélats a placée au-dessus des têtes des hommes, des femmes et des enfants du Cameroun et d’ailleurs, s’est abattue avec fracas à Eséka. Parce qu’elle annonce d’autres situations de ce type, parce que le puits des larmes n’est jamais sec quand des politiques publiques sans ambitions pour les peuples sont à l’œuvre. Nous sommes désormais devant des séismes dont la magnitude paraît inconnue mais dont les signes avant-coureurs sont extrêmement lourds de menace et de gravité. L’esquive ne suffit plus pour vous dont le leadership autoproclamé a surtout consisté à faire accroire, mezzo voce, que vous étiez aussi non seulement un capitaine d’industrie, mais le héraut fictionnalisé de la nouvelle guerre, opposant l’hydre chinois à ce qu’il reste de ce qu’on nommait jadis l’Ouest ou le monde libre. Les tirailleurs sénégalais peuvent donc à nouveau être mobilisés et devenir des chair à canon placés au front de toutes les fumeuses aventures. D’où ma question, Saigneur de nos vie sur terre, sur mer, sur le papier et sur les ondes : allez-vous incriminer les wagons de fabrication chinoise comme étant les responsables du grand malheur qui a pulvérisé des vies et cabossé à jamais plusieurs autres à Eséka ? Ou l’on se contentera de pointer la responsabilité du chauffeur du train 152 du funeste 21 octobre 2016 ? Quant aux survivants, comment comptez-vous, cette fois autour de la table du pacte d’actionnaires, desserrer l’étau du secret et faire entrer le représentant des familles et du public dans l’échange des conversations civiles et indispensables à la gestion des affaires et au meilleur partage des richesses ? Autrement dit, comment faire entrer la société dans vos sociétés ? Ce point et bien d’autres conditionneront la réception de votre parole et de votre rôle, car l’Histoire n’est pas achevée et on n’achève jamais ni l’idée de progrès ni celle d’un monde qui ne finit pas de se civiliser. Et détrompez-vous, Saigneur tout puissant, « la conscience universelle est un œil ouvert » qui veille, comme l’a justement poétisé Victor Hugo. L’âme, c’est l’homme, dit un proverbe malgache. Personne ne s’aviserait de vous demander si vous avez une âme, Saigneur tout mordoré, car cette question, sur tant de lèvres de salariés de la Camrail, a été réglée par nos vieux sages et penseurs, d’Apulée à Saint-Augustin, de Condorcet au Sultan Njoya, qui nous ont appris que seuls nos actes nous raccordent au long train d’une humanité certes vieille, mais qui ne cesse de se réinventer pour mieux exister et non pour s’épuiser continuellement  à la tâche.

Ne dit-on pas à tout Seigneur, tout honneur ? Voici que d’autres voix, conscientes de votre pouvoir, se demandent à bas mots si vous soutiendriez, intellectuellement, l’idée que le parlement camerounais, au nom de son mandat populaire, forme une commission mixte où sénateurs et députés agiraient de conserve pour élucider les causes du drame d’Eséka ?

 Ma dernière question est celle-ci : êtes-vous assis sur le trône de la responsabilité ou sur celui du déni ? L’interrogation, qui vaut aussi pour votre pacte d’actionnaires à Camrail, en cache in fine une autre : Serez-vous puissants ou misérables dans le règlement de la tragédie qui nous occupe ?

Ceux qui veulent être entendus savent combien, vous, qui régnez sur terre, sur mer, sur les forêts de palmiers, de papier et sur les ondes, n’éprouverez aucune difficulté à daigner, Monsieur Bolloré et consorts, leur adresser vos expertes et –j’ose espérer- sincères réponses.

Recevez donc, Monsieur Bolloré, l’expression de leur considération aujourd’hui mesurée.

Eugène Ebodé,
Scribe de la bouche des malheurs qui n’ont pas de bouche.

* Ecrivain et professeur documentaliste en poste à Mayotte. 

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