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Un week-end dans la «jungle» de Calais

Juliette Blum s’est rendue le week-end dernier dans le camp de migrants de Calais, à la veille de son démantèlement. Impressions.
France

J’imaginais bien des choses en pensant à cet endroit, j’imaginais la faim, le froid et l’insalubrité. J’imaginais la police froide et agressive, j’imaginais des gens perdus, apeurés et gentils. Mais jamais je n’aurais pu imaginer ce que j’ai vu là-bas en deux jours. Effectivement, je suis partie pour le week-end à Calais pour amener des vêtements à une association avec deux amis.

Si je devais décrire mon week-end en trois mots, je dirais que c’est en même temps le pire et le meilleur week-end de ma vie. Le pire parce que cet endroit est au-delà de tout ce qu’on peut imaginer, le meilleur parce que j’ai rencontré des gens incroyables, pleins d’humour et d’amour, qui m’ont accueillie comme si j’étais de leur famille et avec qui je me suis sentie plus chez moi que dans biens des endroits.

La première chose qu’on nous a demandée quand nous sommes arrivés avec le camion, et la question que les habitants de la jungle m’ont le plus posée, c’est «have you shoes?». Là, je baisse les yeux et je réalise: il est 9 heures du matin, il fait moins de dix degrés et les gens sont pied nus, en tongs ou en chaussures portées comme des savates car elles sont trop petites. Je crois que c’est une des choses qui m’ont le plus marquée, je me suis répété au moins 150 fois «Purée! ils n’ont pas de chaussures, ils n’ont pas de chaussures!!!»

Ça peut paraître un détail par rapport à tout ce que ce qu’ils vivent, mais non, les chaussures leur permettent de fuir la police, d’éviter les bouts de verres et autre détritus qui jonchent le sol et de se protéger de la pluie, du froid et des rats. Parce que, oui, il y a des rats, les plus gros que j’ai vu de ma vie, de 20 à 25 cm de long, qui courent entre les tentes, les huttes et autres constructions.

Il y a aussi l’odeur, lourde, de feu, d’urine et de gaz lacrymogènes qui finit par tout englober. Des vapeurs qui brûlent les yeux et la gorge, un détail, de nouveau, direz-vous. Hé non, pas quand on se rappelle qu’il y a des enfants de tous âges, des bébés qui sont peut-être nés là-bas et qui respirent ça tous les jours.

Il y a les files d’attente qui durent parfois deux heures pour avoir droit à un pull et à une paire de gants.

Et surtout, il y a ce démon qui les hante, l’Angleterre qu’ils peuvent apercevoir depuis la plage à côté du camp, les narguant après tant de mois de périple dur et fatiguant. A la fois si proches et si loin du but.

Quand j’ai vu ce papa qui se baladait avec ses deux enfants qui n’avaient pas plus de six ans, j’ai pleuré. Pleuré parce que j’ai imaginé mon petit frère à leur place et cette idée m’était insupportable; pleuré parce que j’avais peur pour eux et qu’il est difficile d’entrevoir un bel avenir pour ces enfants; pleuré de haine et de colère contre ces gens qui ne font rien et j’ai pleuré de frustration de ne pouvoir rien faire, de ne pouvoir leur dire «venez avec moi, j’ai un lit chaud et de la place à la maison».

Quand j’ai vu ces adolescents qui errent seuls, sans famille et sans amis à qui se confier, avec la peur comme seule compagne, j’ai eu envie de crier et de les prendre dans mes bras, car au fond, je pense que ce dont ils ont le plus besoin, c’est d’affection et de sécurité.

Et j’ai maudit les dix cyclistes qui, au moment où nous nous disions au revoir à force d’accolades et de pleurs, sont passés en criant: «Tirez-leur dessus, Front national», en levant le poing. Nos amis n’ont même pas sourcillé, par habitude sûrement et pour montrer que ça ne les atteint pas.

Et malgré tout cela, ils arrivent encore à prendre le temps de nous faire rire et de s’intéresser à nous. En arrivant dans la partie du camp où vivent les amis de mon amie, j’ai tout de suite été bien accueillie, ils m’ont immédiatement laissé une place auprès du feu et proposé un thé. Ensuite on a parlé, ils m’ont demandé ce que je faisais dans ma vie, où je vivais et qui étaient les gens avec qui je vivais. Ils se sont intéressés à mes études et ont essayé de comprendre. Ils m’ont demandé si j’avais de la famille et comment elle allait. Ils m’ont demandé si j’étais amoureuse et ils m’ont demandé si j’étais heureuse et quels étaient mes rêves. Ils essayent à tout moment d’apprendre de nouveaux mots français et de comprendre la culture du pays dans lequel ils sont. Ils m’ont aussi raconté les légendes de leur pays et quelques aventures qu’ils avaient vécues. Puis ils ont raconté des blagues, fredonné des chansons et continué à discuter. Je leur ai demandé ce qu’ils avaient fait de leur vie et, croyez-le ou non, certains étaient infirmiers, profs ou patrons, et ils sont maintenant là, à croupir sous la pluie, dans l’ignorance de la population.
Le soir, ils nous ont fait à manger et nous ont servi les meilleurs morceaux de poulet. Le matin, ils ont joué aux échecs tout en discutant avec nous. Avant de partir, ils nous ont serrés dans leurs bras, nous ont remerciés et nous ont dit que nous allions leur manquer.

Pendant une de nos discussions, Hassan, un homme de 49 ans, m’a dit: «Tu sais, on est un poids pour l’Europe, c’est de notre faute s’ils nous traitent comme ça, on vous dérange». J’ai été horrifiée de voir que nos gouvernements avaient réussi à leur faire croire ça et me suis appliquée à lui prouver le contraire.

Ils ont aussi construit des écoles qui ont été détruites plusieurs fois et qu’ils ont à chaque fois reconstruites. Et même une école d’art qui était encore ouverte hier [dimanche 23 octobre] malgré l’approche du démantèlement.

A l’heure où je vous écris, le démantèlement de la jungle de Calais est en cours, des milliers de gens vont être envoyés à l’autre bout de la France ou dans le pays dans lequel ils ont été «dublinés» sans savoir vraiment où ils vont ni ce qui va leur arriver. Ils vont être séparés les uns des autres et dispersés dans des centres pour réfugiés. Ils continueront après ça à rêver à l’Angleterre et à vouloir y aller. Pourquoi l’Angleterre, me direz-vous? Parce qu’ils parlent anglais, que ce sera plus facile pour eux de s’adapter, de rencontrer des gens et de trouver un travail. C’est aussi parce que beaucoup d’entre eux ont de la famille ou des amis là-bas.
Je remercie du fond du cœur ceux que j’ai rencontrés pour ce qu’ils m’ont apporté et suis de tout cœur avec eux pour les durs moments qui les attendent.
 

Opinions Agora Juliette Blum France

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