Chroniques

Cache-misère

Aujourd'hui Hier Demain

Les cantons de Genève et de Vaud ont voté des lois interdisant la «mendicité», qui rappellent furieusement une mobilisation plus ancienne sur le même sujet. Au XIXe siècle sont apparues des sociétés ou des associations dont l’objectif affiché était de «lutter contre la mendicité». La Society for the Suppression of Mendicity est fondée à Londres en 1818, alors que les changements économiques et sociaux provoqués par l’industrialisation ont créé une population ouvrière vivant constamment à la limite de la misère. Les places de travail et les salaires n’étaient ni fixes ni garantis – beaucoup de personnes étaient alors rémunérées à l’heure ou à la pièce – et aucun filet social ne permettait de compenser les périodes sans revenu provoquées par une baisse de la demande, la maladie ou le décès d’un membre de la famille.

Dans un contexte similaire, les milieux philanthropes de Lausanne et de Genève ont fondé des Bureaux de bienfaisance, respectivement en 1854 et 1867. Leurs objectifs étaient de «lutter contre la mendicité», de proscrire les «mendiants professionnels» et les «réseaux de mendiants» qui auraient cherché à duper les bonnes âmes prêtes à accorder une obole. Ces philanthropes expliquaient à leurs contemporain-e-s que des «faux mendiants», déguisés et employés par un patron qui récoltait l’argent reçu des passant-e-s, abusaient de leur générosité.

Les sociétés et associations du XIXe siècle, qui n’avaient pas des pratiques très différentes de celles des premières institutions d’assistance publique, cherchaient aussi à distinguer les «pauvres méritants» des «mauvais pauvres». Leurs promoteurs ont ainsi construit une forme de légitimité à demander de l’aide, qui rendait tout le monde un peu coupable dès lors qu’on n’était pas malade, veuve ou orphelin-e. Et si la misère guettait, ils considéraient que c’était parce qu’on n’avait pas fait d’économies au bon moment. Toutes les personnes que ces philanthropes considéraient comme en état de travailler devaient s’en remettre à leurs propres moyens, même s’ils consentaient en général à donner un petit secours.

Ces discours et ces pratiques ont contribué à installer dans l’esprit du public l’idée que l’assistance a quelque chose de honteux. Mais, il y a pire aujourd’hui que «de vivre de l’assistance»: essayer de survivre en faisant appel à la générosité du public.

Les parallèles entre ces discours de jadis et ceux qu’on a pu lire dans la presse pour justifier les récentes lois genevoises et vaudoises sont assez frappants. Dans les deux cas, il s’agit de stigmatiser un groupe de personnes pour leur situation de précarité, sans se demander quelles en sont les origines. A l’époque, les philanthropes considéraient que c’était à cause de sa mauvaise vie qu’on devenait pauvre. Ils expliquaient que les femmes avaient besoin d’être «guidées» dans la tenue de leur foyer et que les hommes allaient trop souvent au café consommer des boissons alcoolisées. Ces «bienfaiteurs des pauvres» stigmatisaient en fait les classes populaires pour leur mode de vie et leur manque de moyens. Ils ne voyaient pas non plus d’un très bon œil les établissements publics parce que les ouvriers s’y réunissaient aussi pour s’organiser collectivement et défendre leurs conditions de travail.

Comme hier, ce discours cache la véritable cause de la misère: le système économique qui génère et reproduit les inégalités. Comme hier, il s’agit par des mesures de police (elles ont aussi été introduites au XIXe siècle) de faire disparaître de la rue les personnes réduites à demander de l’aide. Mais aujourd’hui s’est opéré un glissement: la stigmatisation s’est teintée de racisme puisque personne n’ignore que les lois récentes visent une population bien précise.

Hier comme aujourd’hui, ces politiques de «lutte contre la mendicité» sont en fait des politiques de lutte contre les pauvres, puisqu’elles les criminalisent en tant que tels. Les études passées et récentes sur les prétendus «réseaux de mendiants» et «mendiants professionnels» ont montré le caractère fantaisiste de ces récits. Les seuls réseaux qui existent vraiment sont en fait des familles qui tentent de survivre en se soutenant mutuellement.
 

* Historienne.
A lire: Jean-Pierre Tabin, René Knüsel, Claire Ansermet, Lutter contre les pauvres. Les politiques face à la mendicité dans le canton de Vaud, Lausanne, Editions d’en bas, 2014.

Opinions Chroniques Alix Heiniger

Chronique liée

Aujourd'hui Hier Demain

lundi 15 janvier 2018

Connexion