Chroniques

Le peuple des planches II

Chroniques aventines

Il y a quelques années de cela, au Théâtre du Loup, le metteur en scène Valentin Rossier proposait une version singulière de l’Hamlet de Shakespeare. Dans mon souvenir, la représentation était léchée, acculée dans une scénographie bi-frontale et traversée par une distribution convaincante. Un fait, cependant, allait durablement m’interroger: l’extrême réduction de la distribution – eu égard à la pièce-source qui compte près d’une trentaine de personnwages (sans les figurants).

Je ne me souviens plus exactement du nombre des comédiens impliqués – encore moins de celui des personnages effectivement représentés; toutefois, l’effet le plus évident de cette réduction fut d’accuser une lecture psychologisante de l’œuvre: le trio de la mère, d’Hamlet (fils) et du roi Claudius (beau-père du protagoniste) devenait l’axe majeur de l’interprétation proposée.

Une telle lecture ne manque pas d’arguments; bien des psychanalystes ont puisé dans ce matériau pour sonder l’âme humaine.

Quelques années plus tôt, au Centre culturel neuchâtelois, Patrice de Montmollin et Eric Vial montaient une adaptation de Macbeth ne retenant que les interventions du sombre héros – parti pris qui, dans un même mouvement, soulignait la progression dudit caractère et incitait à en questionner l’hypothétique unité.

Il est heureux que nos artistes contemporains aient de l’audace, qu’ils se saisissent de la tradition en la disséquant, en la désossant pour jeter sur elle un regard neuf voire irrévérencieux.

Cela étant, le «démembrement» n’est ni la condition de la pertinence ni même celle de toute véritable novation; et pourtant, il semble devenu la norme: rares désormais sont les versions qui «respectent» le texte d’origine et assurent la distribution de tous les personnages.

Les raisons sont rarement dramaturgiques; elles tiennent le plus souvent à l’impossibilité pour bien des compagnies de financer une production complète. Alors on coupe dans le texte et on abandonne maintes figures aux limbes de la coulisse.

Qui fait les frais de cette saignée? Généralement, les servantes et serviteurs, les messagers, les artisans, tel soldat de la garde et bien des figurants.

L’austérité attendue des institutions culturelles et l’ascétisme auquel sont condamnées bien des indépendants ont pour conséquence ironique la disparition du peuple des planches.

S’est-on assez demandé pourquoi le théâtre de Shakespeare était si populaire en son temps et pourquoi s’essouffle, aujourd’hui, la démocratisation culturelle?

Bien sûr, cela tient à la configuration spécifique de la société anglaise des XVe et XVIe siècles et aux innombrables évolutions (loisirs, medias, etc.) qui ont conduit à la nôtre.

Osons, toutefois, dresser un rapide parallèle entre l’évacuation de la «roture» de nos scènes et son absence dans les gradins.

Génie considérable, Shakespeare embrassait dans ses fresques non seulement des vignettes humaines d’une rare profondeur (comme en témoignent encore les deux régies citées) mais également de magistraux tableaux sociaux allant de la cour jusqu’aux bas-fonds interlopes.

Les luttes actuelles pour améliorer les conditions réservées à la culture entendent certes assurer le pain aux artistes. Mais l’enjeu n’est pas uniquement social; il est aussi politique.

Appréhender notre monde dans toute sa complexité, scruter ses élites, sa masse policée comme ses marges indociles, le saisir dans ses grandes largeurs est un enjeu démocratique.

L’art a pu cela de tous temps. Au cœur de la modernité, il dénonça la désaffiliation sociale en l’exhibant, fustigea les privilèges en peignant, par contraste, les embarras de la plèbe.

Inventant dans un même siècle le théâtre et la démocratie, la mimèsis de nos actions et l’isègoria (le droit à la parole pour tous), l’Athènes classique fit du spectacle tragique comme de la participation au chœur les occasions d’une élévation de la conscience civique. «Pour nous, fait dire Platon à un citoyen athénien, sans éducation signifiera sans pratique des chœurs, et nous reconnaîtrons comme bien élevé celui qui a été membre d’un chœur un nombre de fois convenable» (in Les Lois).

Présence unifiée sans être uniformisante, le chœur rehausse l’événement représenté, ambitionne une signification humaine générale.

Une pièce qui se serait passée des services de ce personnage collectif, écrit Jean-Charles Moretti (in Théâtre et société dans la Grèce antique), n’aurait pas été admise à concourir lors des Grandes Dionysies.

Représentation fictive de la collectivité, le chœur était constitué de citoyens amateurs (jusque vers le milieu du IVe siècle avant notre ère). Avec le temps et le délitement de la démocratie attique, cette figure plurielle devint secondaire, se résuma au rôle du coryphée (sorte de chef de chœur) ou se diffracta.

Force est de reconnaître qu’aujourd’hui la gouvernementalité entretient l’appréhension individualisante du monde. A un point tel qu’il paraît incongru aux uns de relier la gêne des humbles aux manœuvres des puissants plutôt qu’à leur idiosyncrasie et vain aux autres d’envisager un intérêt commun.

Qu’il tourne le dos aux épiphanies du peuple, réserve les planches à des monades désolées et le théâtre se fera alors complice d’une lecture atomisée et, partant, réactionnaire du monde.

* Historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@hesge.ch).
La présente réflexion prolonge une chronique antérieure (lire «Le Peuple des planches I», Le Courrier du 19 août 2016, p. 2).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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