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Les personnes travaillant à temps partiel ne doivent pas être discriminées

Chronique des droits humains

Le 24 août dernier, le Conseil fédéral a transmis à l’Assemblée fédérale son onzième rapport sur la Suisse et les conventions du Conseil de l’Europe, publié dans la Feuille fédérale du 20 septembre dernier1 value="1">FF 2016 pp. 6823 ss.. Au début de chaque législature, le Conseil fédéral fait en effet le point depuis quarante ans sur les conventions du Conseil de l’Europe que la Suisse n’a pas ratifiées. Parmi ces dernières figurent plusieurs protocoles additionnels à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, dont le premier protocole entré en vigueur le 18 mai 1954. Ce protocole, signé par la Suisse mais non ratifié, garantit certains droits fondamentaux que la Convention ne consacre pas, soit la protection de la propriété, le droit à l’instruction et le droit à des élections libres au scrutin secret. Alors que dans les premières années, les réticences à la ratification portaient sur le droit à l’instruction, elles ont trait depuis quelque dix ans à la protection de la propriété en rapport avec l’interdiction de la discrimination, garantie par l’article 14 de la Convention, dans le domaine des prestations sociales. Cependant, une récente affaire jugée cette année pourrait amener à une reconsidération de ce point de vue.

En effet, dans un jugement du 2 février 2016, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé, par quatre voix contre trois, que la Suisse avait violé l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8, soit le droit de chacun au respect de sa vie privée et familiale, pour avoir supprimé, après la naissance de ses jumeaux, une demi-rente d’invalidité octroyée à une mère de famille2 value="2">Arrêt du 2 février 2016 dans l’affaire Di Trizio c. Suisse.. Les autorités suisses – office d’assurance-invalidité puis Tribunaux – avaient appliqué une méthode de calcul de l’invalidité – dite mixte – d’après laquelle on calcule le taux d’invalidité d’une personne travaillant à temps partiel en pondérant le taux d’invalidité professionnelle avec celui de l’accomplissement des travaux habituels, savoir le plus souvent la tenue du ménage. Cette méthode aboutit souvent à la détermination d’un taux d’invalidité inférieure à celui qui aurait été calculé si la personne invalide avait travaillé à plein temps comme à celui estimé pour une personne se consacrant uniquement au ménage.

La Cour rappelle que la protection de la vie familiale comprend non seulement les aspects social, moral ou culturel, mais qu’elle englobe aussi des intérêts matériels. Elle souligne ensuite que les mesures permettant à l’un des parents de rester au foyer pour s’occuper de ses enfants sont des mesures qui favorisent la vie familiale et qui ont ainsi une incidence sur l’organisation de celle-ci. De telles mesures entrent ainsi dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention. Par conséquent, l’application de la méthode mixte à la requérante était susceptible d’influencer celle-ci et son époux dans la manière dont ils se répartissent les tâches au sein de la famille et d’avoir, partant, un impact sur l’organisation de leur vie familiale et professionnelle. Par ailleurs, dans la mesure où cette méthode défavorise les personnes souhaitant travailler à temps partiel par rapport aux personnes qui travaillent à plein temps et à celles qui ne travaillent pas du tout, elle est susceptible de restreindre les personnes visées dans leur choix pour répartir leur vie privée entre le travail, les tâches ménagères et la prise en charge des enfants. Or, l’article 8 de la Convention garantit aussi le droit au développement personnel et l’autonomie personnelle.

L’article 14 de la Convention interdit de traiter de manière différente des personnes placées dans des situations comparables. Dans sa jurisprudence, la Cour a admis que pouvait être considérée comme discriminatoire une politique ou une mesure générale qui a des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes, même si elle ne vise pas spécifiquement ce groupe (discrimination indirecte). La Cour rappelle également que la progression vers l’égalité des sexes est un but important des Etats membres du Conseil de l’Europe et que seules des considérations très fortes peuvent amener à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement à cet égard.

Dans le cas qui lui a été soumis, la Cour a constaté que la méthode mixte – appliquée dans environ 7,5% de la totalité des décisions en matière d’invalidité – concernait à 97% des femmes et seulement à 3% des hommes. Elle conduit ainsi à une discrimination indirecte qui ne repose pas sur une justification raisonnable dans une société contemporaine où les femmes ont de plus en plus le souhait légitime de pouvoir concilier vie familiale et intérêts professionnels.

Le gouvernement suisse a voulu porter ce jugement devant la Grande Chambre, mais le collège de la Grande Chambre a refusé de le transmettre à cette instance, si bien que ce jugement est définitif depuis le 4 juillet 2016.
* Avocat au Barreau de Genève, membre du comité de l’Association des juristes progressistes.

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