Chroniques

Diapos de vacances

L'Impoligraphe

Je n’étais pas revenu à Bilbao depuis plus de quarante ans… On ne devrait pas revenir sur ses pas trop longtemps après les avoir faits… On n’en retrouve ni la trace, ni celle des rêves qui nous tenaient debout, ni celle des cauchemars qui nous tenaient éveillés…  Il y a quarante ans et des poussières, c’était sinistre, Bilbao… Franco venait enfin de crever sans héritier (Carrero s’était envolé sur les ailes d’ETA), mais il avait eu le temps encore de faire serrer l’ignoble garrot, et il laissait derrière lui des décennies d’ombres encore pesantes… Des œillets avaient fleuri un an avant au Portugal, et l’Espagne de la vieille dictature, de la vieille Église, de la vieille obsession raciale, tremblait d’en voir les graines se poser chez elle. Rien n’avait encore apparemment changé, l’Opus Dei croyait encore son heure arrivée, on regardait encore derrière soi pour se rassurer – et si nous étions suivis? Et pourtant on passait à autre chose. Ils ont appelé cela la «transition», et elle se payait de silence et d’amnésie, mais tout à une fin, même le pire. L’aube dissolvait les monstres. Il y a même des guerres dont les vaincus sortent vainqueurs. Il en reste des témoins, survivants ou absents. Ils avaient de la liberté une idée certaine, et toute leur mémoire leur reste. De vieux déshonneurs traînent encore leurs bottes, mais eux, les témoins, les acteurs, sont encore là, debout. À Guernica, il y a bien sûr les signes du bombardement de 1937, et une reproduction du tableau de Picasso. Mais aussi, partage de la douleur et de la mémoire, un monument en hommage aux victimes d’Oradour-sur-Glane.

En cinq jours de pérégrination en Euzkadi, je n’ai pas vu un seul drapeau espagnol sur les bâtiments officiels (ni ailleurs, d’ailleurs)… Des drapeaux basques, européens, de la commune, de la province, toujours, mais de l’État espagnol, nulle part. Sauf deux fois – et c’était le drapeau de la République… Et puis, partout, la langue basque, étrange, ne ressemblant à aucune autre, ressurgie de nulle part et du fonds des temps (il paraît que c’est la plus vieille langue d’Europe. Admettons – mais peu importe), pour dire que la patrie, ce n’est pas le territoire mais c’est elle, la langue, ses mots, ses sons… et d’avoir été si longtemps suspecte, voire interdite.

Toute lutte qui commence, commence par une victoire: son commencement même. Dans un monde qui se donne pour le seul concevable, chaque résistance, chaque conflit, chaque négation de la moindre des parcelles de l’ordre est une défaite de cet ordre, puisqu’elle est une manifestation qu’il n’est pas unanimement admis, et donc qu’il n’est pas inéluctable. En certaines situations, rien ne subvertit plus le monde tel qu’il est que le recours au monde tel qu’il dit être: jusqu’aux années soixante, la résistance basque au franquisme était fondamentalement conservatrice, voire réactionnaire. Elle était identitaire. En pleine guerre d’Espagne, les évêques ralliés au franquisme dénonçaient les curés basques ralliés à la République parce que la République avait restauré l’autonomie d’Euzkadi. Et ces curés furent fusillés par les franquistes, avec la bénédiction de leurs évêques. C’est de cette résistance-là, ancrée, enracinée, qu’est ressurgie une gauche basque, indépendantiste et socialiste révolutionnaire à la fois. Une gauche indépendantiste et socialiste révolutionnaire dont, qu’on le veuille ou non, ETA était, sous le fascisme, l’incarnation, précisément parce qu’elle était antifasciste. Mais Franco mort, le franquisme dépassé, l’autonomie acquise (pas encore l’indépendance, certes, et moins encore la réunification), y avait-il fatalité à ce que l’organisation proclamant combattre pour la liberté bascule dans une sorte de tribalisme exaspéré, d’ethnisme vindicatif ennemi de tout ce qui n’était pas elle?

Il y a quarante ans, le chanteur Imanol avait fait d’un poème de Brecht, traduit un basque, un chant de lutte: denak ala inor ez, dena ala ezer ez: tous ou personne, tout ou rien… La phrase claque comme un cri de guerre. Sous le franquisme elle était une promesse. Elle ne fut plus ensuite qu’une menace.

On ne devrait pas revenir sur ses pas trop longtemps après les avoir faits… On n’en retrouve ni la trace, ni celle des rêves qui nous tenaient debout, ni celle des cauchemars qui nous tenaient éveillés… Mais des pas, des choix, des actes d’il y a quarante ans, je ne regrette rien. Même pas le temps passé.

* Conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.

Opinions Chroniques Pascal Holenweg

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lundi 8 janvier 2018

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