Chroniques

Le peuple des planches I

Chroniques aventines

En mon adolescence, à une époque où je pratiquais le théâtre en amateur sans avoir parallèlement développé une carrière spectatrice, ma mère – plus férue depuis son expérience au Théâtre populaire romand de Marcel Tassimot – nous mena, ma sœur et moi, dans l’antre du Centre culturel neuchâtelois.
S’y tenait ce soir-là une conférence – illustrée, dans mon souvenir – sur le mythe de Don Juan et ses diverses épiphanies scéniques.
Professeure de dramaturgie et d’histoire du théâtre, Béatrice Perregaux nous entretint de Molière, de Tirso de Molina, de Goldoni, de Byron et d’autres auteurs ainsi que du metteur en scène Benno Besson dont elle fut – un temps – l’assistante.

Cette soirée valait introduction à la découverte de la prochaine mise en scène de l’artiste yverdonnois à La Comédie de Genève.
Second temps de cette initiation: quelques jours plus tard, la petite cohorte des auditeurs de Madame Perregaux prit place dans un car en vue d’assister à une répétition de ce Dom Juan lémanique. Arrivés au boulevard des Philosophes, une pointe d’excitation me secoua lorsque nous nous élevâmes dans les étages du théâtre et, parvenus à celui des galeries, lorsque nous ouvrîmes, là, une porte dérobée.
Notre attente, devenue ardente, fut soudain douchée.

La répétition avait déjà commencé et, s’apercevant de notre intrusion (laquelle avait bien entendu été convenue) ou jugeant celle-ci trop bruyante (alors qu’elle me paraissait à moi tout à fait obséquieuse), un quinquagénaire à la chevelure frondeuse, Besson, nous houspilla vertement.
Après l’ennui de l’autoroute et celui d’un sandwich sans saveur, voici que le clou de notre sortie s’annonçait lui-même déplorable…
La suite ne m’emballa pas davantage: pendant les deux heures de notre présence muette, crispée, nous n’assistâmes qu’à la reprise d’une seule et unique séquence: l’ouverture du deuxième acte – scène du couple des paysans Charlotte et Pierrot. Et encore, de cette scène-là, nous n’eûmes droit qu’à un extrait assez court.
Sans relâche, avec une vigueur spirituelle autant que physique, s’appropriant parfois le texte, montant quelques fois sur le plateau, avec passion, avec éclat, Benno Besson reprenait ses comédiens: l’intention, l’intonation, le rythme, l’inscription au sol, la respiration même lui inspiraient des remarques d’une ténuité qui me semblaient des plus futiles.
Bon dieu, me disais-je! (en veillant, bien sûr, à me dire tout cela non pas sotto voce, ce fut là prendre trop peu de précautions, mais en mon for le plus enfoui), bon dieu, ce Don Juan (Philippe Avron dans cette version de 1987) – dont notre cicérone avait fait un si grand cas et que nous attendions comme des amantes désolées – ne se pointerait-il jamais? Ne nous ferait-il pas l’aumône d’une brève apparition? Ne serait-ce que pour convenir d’un horaire de répétition, pour prévenir qu’il déplaçait sa voiture ou annoncer une panne de cafetière! Ne découvririons-nous pas d’autres éléments de décor que celui – certes pas désagréable – de cette seule séquence triviale ou secondaire?
Il en fut ainsi.

Et parce qu’il en fut ainsi, me voici – près de trente ans après les faits – capable (sans m’en faire une quelconque gloire) de répéter l’échange qui nous transit quasiment tout un après-midi (l’exagération rend, ici, justice à mon impression d’alors):
Charlotte: Ne taimay-je pas aussi comme il faut?
Pierrot: Non, quand ça est, ça se void, et l’en fait mille petites singeries aux personnes quand on les aime du bon cœur. Regarde la grosse Thomasse comme elle est assotée du jeune Robain, alle est toujou autour de ly à lagacer, et ne le laisse jamais en repos. Toujou al ly fait queuque niche, ou ly baille quelque taloche en passant, et l’autre jour qu’il estoit assis sur un escabiau, al fut le tirer de dessous ly, et le fit choir tout de son long par tarre. Jarny vla où len voit les gens qui aimont, etc.
Bien sûr, l’échange est plaisant; il l’est même à la deuxième ou à la troisième audition mais itéré comme un sillon rayé deux tours d’horloge durant, il vint à bout, ce jour-là, de mon attention.
Dans les semaines qui suivirent, nous découvrîmes le spectacle complet. Avec ravissement. La scène des flammes avalant l’intrépide séducteur m’enthousiasma particulièrement, tout comme le cri final (Mes gages!) du valet Sganarelle – cri dolent traversant les rangées comme une décharge électrique.
Il me fallut plusieurs mois, en revanche, pour prendre la mesure de ce que Charlotte et Pierrot m’avaient appris, de leur côté, en bégayant leur dialogue un pénible après-midi de répétition.

Je retins trois éléments:
1° Comme le soutenait Pierrot et le poète Pierre Reverdy longtemps après lui: «Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour.»
2° Sans que j’en saisisse absolument la raison, l’animation fiévreuse de ces adultes (metteur en scène et comédiens) me persuada que le théâtre devait être quelque mystère sacré, une chose bien sérieuse dans tous les cas et non ce laps ludique et puéril qu’il me paraissait alors.
3° Dans ce rituel, l’auteur Molière et le régisseur Besson à sa suite avaient réservé une vive attention aux plus humbles personnages. Par humanité sans doute, mais aussi parce que ce contrepoint offert à la gesticulation des «grands» relativisait leur vision du monde, révélait d’autres intérêts, des valeurs alternatives assurant ainsi à la représentation plus d’épaisseur, de complexité et sa portée critique.
Le petit I qui conclut notre titre indique que nous prolongerons, dans une prochaine chronique, cette réflexion sur le peuple foulant les scènes de théâtre.

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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