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Le dernier âge

Chroniques aventines

Maints pays d’Occident font le constat d’une population vieillissante. La Suisse n’échappe pas à cette règle. Au constat succède généralement la déploration relative aux déséquilibres économiques à venir: déclin de la population active, rentes et coûts de la santé progressant en flèche, nécessité d’augmenter les services sociaux en direction de nos anciens, etc.

Au vrai, l’époque semble bien inconséquente: d’un côté, elle encourage nombre d’innovations scientifiques et techniques qui, entre autres facteurs, allongent nos espérances de vie; de l’autre, elle rechigne à s’adapter à cette situation – qu’il s’agisse d’assurer des conditions matérielles dignes à nos aînés ou de viser leur pleine intégration dans le corps social.

A l’âge sont associés maints maux: l’inutilité sociale, les pathologies invalidantes, troubles physiques et psychiques, dépressions, maladies dégénératives, sénilité. L’époque tient la vieillesse et la mort pour de malencontreux dysfonctionnements tandis qu’il peut s’agir, pour l’une, d’un apogée à chérir et, pour la seconde, d’une chose bien naturelle qui ne nous agresse que dans la mesure, précisément, où on la nie.

Rares sont, somme toute, les appréhensions positives de l’âge.

Qu’il me soit permis de citer ici une initiative dont je suis le témoin.

Depuis quelques mois, à Genève, Cité Seniors – «lieu d’information et de rencontre proposant de multiples activités afin de répondre aux besoins des seniors» – a lancé un projet d’exposition nommé «Avant-Première». Ce projet a pour objectif de valoriser la créativité des aînés en leur ouvrant les espaces de l’institution – une initiative qui tiendrait lieu d’«avant-première» pour ces personnes les incitant à reconnaître une vocation à la fois tardive et naissante.

Défier la résignation, le repli sur soi, le rétrécissement de son monde, telles semblent être les ambitions de Cité Seniors.

Je pris part à cette initiative curieux de connaître l’art que produisent les amateurs aux tempes d’argent.
Distinguons trois ordres d’observations.

1. Une forte présence d’œuvres participant d’une esthétique que l’on pourrait qualifier de kitsch. Sont kitsch le beau qui rassure, qui évite soigneusement de sortir des sentiers battus, les sujets et points de vue éculés. Certains vont plus loin, épinglant qui l’inauthenticité, qui un apparoir de pacotille.

Ne parvenant à me toucher, ces œuvres-là n’ont pas manqué de m’intéresser pourtant: elles constituent une radiographie de l’imaginaire dominant, de ses icônes, de ses normativités, d’une massification prégnante.

2. Le second groupe est composé d’œuvres nées d’une pratique infiniment patiente: ainsi en va-t-il de ces pliages particulièrement minutieux proposés par une candidate. Quelle que soit la qualité de l’expression, ces œuvres touchent par leur généalogie besogneuse. Derrière le soin apporté à tel détail se lit l’écoulement des heures, celui des jours ou, plus profondément, le souci de conférer une forme au Temps.

Ajoutons à cette catégorie les collections «polytechniques», les artistes s’essayant à de multiples genres, abordant les médiums les plus variés, développant tantôt le geste ample et puissant tantôt la motricité digitale la plus fine: l’un des aînés intéressés par le projet «Avant-Première» proposait ainsi d’exposer non seulement ses aquarelles, mais aussi ses sculptures minérales, métalliques et en bois. A son sujet me revient le souvenir de la tension rétinienne provoquée par tel volatile nocturne constitué d’une agrégation subtile de cailloux et cet autre animal, un cheval en bronze, la silhouette altière, l’encolure cabrée, fixé dans une attitude pleine d’un orgueil que le précieux métal venait souligner.

3. La dernière catégorie est constituée par un art dénotant d’un agir libéré – le geste franc, l’esprit audacieux. Ainsi la peinture acrylique de cette femme dont j’appris par la suite la situation de handicap: elle peint avec un pinceau attaché à sa main gauche. La contrainte physique, ici, se trouve transcendée. Nul embarras dans les proportions et les mouvements: l’urgence nue.

La nécessité – ici, une gêne physique – se trouve assumée, sublimée par la volonté. Adviennent un style et des représentations non convenus, marqués par l’immédiateté (l’inverse du kitsch, peut-être?). Même lorsque le motif est habituel (coucher de soleil), le relief de la matière picturale, l’empreinte du pinceau, la vitalité et la pluralité originale des tons font de la toile un événement.

L’âge est gros d’exténuations et d’accomplissements aussi bien; le Temps qui corrompt peut épanouir. Parfois – pour le dire en des termes hégéliens –, l’épanouissement naît du dépassement même de cette corruption.

Il est cependant une condition à ce rehaussement: le Temps n’est un élan qu’à la condition d’être libéré. Cette revendication première, originaire des mouvements sociaux confond justement l’exigence politique et existentielle. Au seuil de la vie, son cours durant comme à son terme, il convient d’étendre autant que possible l’espace-d’être-authentiquement. Ce combat de tous et chacun peut aboutir à faire du dernier âge un accomplissement, une acmé personnelle et sociale.

Certaines de ces œuvres du commun m’ont paru s’extraire de la course des ans et nous avertir, comme d’humbles fanaux, que nous ne sommes humainement au monde que si nous le sommes collectivement et librement.

*Historien et praticien de l’action culturelle, mathieu.menghini@hesge.ch

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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