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Face à la mort, la médecine se rebiffe

Les soins palliatifs atténuent les souffrances des personnes gravement malades. Pourquoi de nombreux médecins négligent-ils encore cette démarche? Eclairage.
Fin de vie

Joseph Lazaroff était atteint d’un cancer de la prostate métastatique, sans espoir de guérison, mais il a été réopéré. Deux semaines plus tard, il mourait aux soins intensifs. «Il était la proie d’une illusion qui nous a aussi abusés, nous autres médecins, écrit le chirurgien américain Atul Gawande dans son ouvrage Nous sommes tous mortels. Nous n’avons jamais évoqué la dimension profonde de sa situation ni les limites de nos possibilités, et encore moins ce qui aurait pu compter pour lui à la fin de sa vie.»

C’est là qu’intervient le concept de soins palliatifs. Au lieu de chercher à prolonger la vie à tout prix, l’objectif est de faire en sorte que les malades en phase terminale aillent le mieux possible durant le temps qui leur reste.

Ce n’est qu’en 2015 que la Confédération et les cantons ont adopté une stratégie nationale en matière de soins palliatifs. Au niveau académique, l’enseignement de l’accompagnement en fin de vie est aussi relativement neuf. La première chaire de médecine palliative a été créée en 2011 à l’université de Lausanne. Entre-temps, on en dénombre cinq autres: deux à Lausanne, une à Genève, une à Berne et une à Zurich, rattachée à la Faculté de théologie.

Les choses sont donc en train de bouger. Mais l’accompagnement des malades incurables reste l’enfant mal-aimé de la médecine, un domaine à part qui n’intervient que lorsque la patiente ou le patient «a fait le tour des possibilités thérapeutiques». «Notre domaine est la mort, autrement dit l’adversaire de la médecine curative», explique Steffen Eychmüller, professeur de soins palliatifs à l’université de Berne. Pour la médecine hautement spécialisée, focalisée sur la guérison, la mort représente souvent un échec, une défaite.

Notre espérance de vie a pratiquement doublé, en partie grâce aux impressionnants progrès de la médecine curative. Mais il arrive que le système bascule dans des «fantasmes de toute-puissance», note Gian Domenico Borasio, professeur de médecine palliative à l’université de Lausanne.

La médecine palliative accepte que la médecine ne soit pas en mesure de soigner l’ensemble des maladies. Elle pose des questions inconfortables: faut-il vraiment faire tout ce qui est en notre pouvoir? «L’acharnement thérapeutique représente un immense problème pour le système de santé», souligne Gian Domenico Borasio. Ethique, mais aussi financier. Pour le spécialiste, les médecins ne sont pas seuls responsables: la question concerne la société entière. Car l’acharnement thérapeutique permet de gagner beaucoup d’argent. Le système de santé suisse est «organisé selon des principes économiques», dit Steffen Eychmüller. Une personne en fin de vie qui renonce à des procédures médicales coûteuses se transforme rapidement en coût négatif.

Récemment ancrés dans la formation médicale initiale et continue, les soins palliatifs sont souvent assimilés au traitement de la douleur au stade terminal. Or, insiste Gian Domenico Borasio, ils ne se limitent pas «à administrer de la morphine et à tenir la main». Le contrôle des symptômes physiques (douleur ou détresse respiratoire) représente tout juste la moitié de la réalité clinique. L’autre moitié est tout aussi importante: l’accompagnement psychosocial et spirituel.

Les médecins craignent que l’administration de morphine n’accélère le décès. Mais la modification de la durée de vie par la morphine «est en général surestimée», constate l’Académie suisse des sciences médicales dans ses directives médico-éthiques sur les soins palliatifs. «Cette question se pose d’ailleurs avec d’autres interventions, rappelle Steffen Eychmüller. Les malades peuvent aussi décéder des suites d’une opération d’urgence ou d’une chimiothérapie expérimentale qui était pourtant censée soulager leurs souffrances.»

En fin de vie, le travail d’équipe est de rigueur: les médecins collaborent avec des soignants, des psychologues, des travailleurs sociaux et des directeurs de conscience. Dans la recherche aussi, il faut dépasser les limites des disciplines. Mais tout ce qui n’entre pas dans le concept standard d’une médecine technico-scientifique est menacé d’être estampillé «données molles» et d’être ignoré.

«La recherche en soins palliatifs doit encore développer un langage commun», relève Simon Peng-Keller, théologien et professeur d’assistance spirituelle à l’université de Zurich. Ce chercheur étudie dans le cadre du Programme national de recherche «Fin de vie» (PNR 67) le vécu très imagé de nombreuses personnes à l’approche de la mort. L’accompagnement spirituel est particulièrement important dans le cas des maladies limitant l’espérance de vie, explique-t-il: «Ces affections soulèvent des questions existentielles. On aimerait être pris en compte en tant qu’être humain entier, y compris par son médecin.»

Ces dernières années, deux études, l’une aux Etats-Unis et l’autre au Japon, ont montré que les patients incurables traités par soins palliatifs vivaient aussi longtemps, voire plus longtemps que ceux traités par chimiothérapie, avec une ­meilleure qualité de vie.

Pour Gian Domenico Borasio, ce genre de résultats permet aux soins palliatifs de passer de la marge au centre, de focaliser davantage la médecine sur le patient et de la rendre plus communicative. Cela semble d’autant plus nécessaire qu’en Suisse, on renonce relativement souvent aux mesures visant à prolonger la vie, mais sans que les médecins intègrent toujours les malades et leur entourage à la décision, comme l’a récemment montré une étude du PNR 67. Georg Bosshard, coauteur et spécialiste en gériatrie à l’Hôpital universitaire de Zurich, estime qu’il faut étendre l’ensemble du concept au nombre croissant de malades chroniques.

En médecine palliative non plus, il n’y a pas de critères universels pour une bonne mort. La mort est aussi individuelle que la vie, souligne Gian Domenico Borasio: «L’objectif est que chacun puisse avoir une mort qui lui appartient.» Certains choisissent le suicide assisté, parce qu’ils considèrent que c’est la meilleure issue pour eux. «Lorsque l’accompagnement palliatif est professionnel, ils sont peu nombreux à le faire.»
 

* Journaliste indépendante. Paru dans Horizons n° 109, juin 2016, FNS, www.snf.ch/fr/

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