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Les cordonniers du Grand Genève

Chroniques aventines

Organisé par les Hautes écoles spécialisées genevoises, l’événement Frontières et urbanité infuse toute notre agglomération. Manifestation la plus éclatante de sa tenue, vingt-cinq bornes métalliques se dressent de Nyon à Thonon-les-Bains. Partout semblables, elles invitent à considérer le Grand Genève comme une entité cohérente; par leur surface en miroir, ces bornes renvoient l’image de leur environnement immédiat et attestent, au contraire, de la disparité de notre agglomération.

Frontières et urbanité est l’occasion, pour nous, d’interroger le sujet de notre développement urbain. Qui pense, qui définit et qui dessine effectivement le contexte à venir? Ou, plus exactement, qui le devrait en démocratie?

En ces matières, il est un personnage qui joue depuis des millénaires un rôle cardinal: le cordonnier! En effet, aussi étonnant qu’il y paraisse, ledit artisan s’invite régulièrement dans la réflexion philosophique sur la démocratie. Pas, toutefois, de manière univoque.

Prenons deux exemples: l’un antique, l’autre contemporain.

Dans le dialogue que Platon consacre au sophiste Protagoras, l’«avatar» de celui-ci – esquissant la démocratie vraie – affirme que lorsqu’il s’agit de «délibérer sur le gouvernement de la cité, chacun se lève pour (…) donner des avis, charpentier, forgeron, cordonnier, marchand, armateur, riche ou pauvre, noble ou roturier indifféremment, et personne ne leur reproche (…) de venir donner des conseils, alors qu’ils n’ont étudié nulle part et n’ont été à l’école d’aucun maître, preuve évidente qu’on ne croit pas que la politique puisse être enseignée.»

Il y a dans cette citation l’illustration du caractère direct de la démocratie antique. Du refus – pour le dire vite – de restreindre la parole sur le bien vivre à des élites – même élues.

Remarquons au vol que le cordonnier, chez Platon, est un parmi d’autres; bien des métiers l’environnent.

Prenons à présent notre seconde occurrence philosophique; elle nous vient du XXe siècle américain.

Dans Le Public et ses problèmes, John Dewey remarque que «c’est la personne qui porte la chaussure qui sait le mieux si elle fait mal et où elle fait mal, même si le cordonnier est l’expert qui est le meilleur juge pour savoir comment y remédier (…). Une classe d’experts est inévitablement si éloignée de l’intérêt commun qu’elle devient nécessairement une classe avec des intérêts particuliers et un savoir privé – ce qui, sur des matières qui concernent la société, revient à un non-savoir.»

Il y a, dans cette autre réflexion, une grande leçon qui dépasse, je crois, la cordonnerie: si un expert s’honorera à raison de sa science, il s’honorera avec plus de raison encore à borner sa prétention.

Autrement dit, la démocratie – le développement urbain, dans notre cas – ne saurait demeurer une affaire de techniciens.

Protagoras et Dewey invitent ainsi l’édile comme l’expert à penser la participation du simple citoyen et celle de l’usager, de toutes les personnes touchées par les questions en débat.

Arrivé en ce point, sourd une nouvelle difficulté: celle de l’interprétation de cette notion – non stabilisée – de la participation, celle de ses apories aussi. Car s’il faut déplorer la démocratie sans participation, il convient de déplorer aussi la participation sans démocratie, lorsqu’une minorité mobilisée pèse d’un plus grand poids que tout le reste des citoyens. On lira avec profit, à ce sujet, le récit des expérimentations et des désillusions du sociologue québécois Jacques T. Godbout (cf. notamment La participation contre la démocratie).

De même, quand la participation ignore ceux que des labeurs pénibles ou une condition d’exclusion rendent moins disponibles, ceux que retiennent des sentiments d’inaptitude et d’indignité, elle ne fait alors que redoubler l’inaudibilité des plus modestes dans les institutions politiques ­traditionnelles.

Il convient de déplorer aussi la participation en trompe-l’œil – lorsque le citoyen n’est qu’une caution sans pouvoir formel, quand il n’y a pas place pour son initiative ou que son témoignage se trouve réduit à des instantanés sondagiers ou à des jeux d’algorithmes.

Quand la participation, enfin, équivaut à une forme de neutralisation, qu’elle assujettit l’usager au jargon de l’expert, alors elle n’est pas une distribution différente du pouvoir, mais seulement une technique plus ambiguë, plus spécieuse d’exercice de ce pouvoir.

Porté essentiellement aujourd’hui par des élites (politiques et techniciennes), le Grand Genève se figure en agglomération transfrontalière smart: «intelligente» et ­efficace.

Si elle entend éviter le délitement du lien social, les ségrégations de l’inégalité et de la xénophobie, notre région gagnerait à être portée en sus par une transaction collective du sens, par la démultiplication d’expériences humaines partagées.

Elle gagnerait à être soucieuse de démocratie.

Il y a dans tout cordonnier une habileté, un commerçant et un Homme.

A ne considérer en nous que la seule spécialité ou la seule solvabilité, les artisans du Grand Genève peuvent bâtir des plans sans âme.

Il leur faut considérer l’Homme complet avec ses humeurs, ses représentations, ses aspirations; l’Homme entier, pluriel; l’Homme, en un mot, tel que l’envisageait le poète «aux semelles de vent» (surnom que Verlaine donna à Rimbaud, ndlr).

* Historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@hesge.ch).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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