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Etat d’urgence éditoriale

Après les attentats du 13 novembre à Paris, les multiples interprétations des événements s’affrontent. Analyse.
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«Les pays européens où l’on compte le plus de candidats au djihad sont aussi très précisément ceux qui consacrent le plus d’argent aux dépenses sociales», observe Pierre-Antoine Delhommais, éditorialiste au Point (3 décembre 2015). Avant d’échafauder un raisonnement qui marquera sans doute l’histoire des sciences humaines: «Non seulement un Etat-providence généreux n’empêche pas les jeunes Européens de rejoindre les rangs de Daech, mais, de manière totalement contre-intuitive et tout de même un peu mystérieuse, il semble au contraire les y inciter.»

En France, pays d’Europe où l’on compte le plus grand nombre de lecteurs du Point sans que nul n’éprouve le besoin d’établir des corrélations avec l’engagement djihadiste, les batailles d’interprétation autour des attentats du 13 novembre dernier font rage. La thèse d’une attaque contre «ces quartiers métissés et bigarrés, dessalés et chaloupés qui sont ce que nous avons de meilleur» (Libération, 15 novembre 2015) oubliait le projet de massacre au Stade de France, moins assidûment fréquenté par les prescripteurs culturels.

Delhommais avance donc une autre explication, plus «contre-intuitive»: l’Organisation de l’Etat islamique (OEI) se définit et se construit «contre les ‘valeurs’ économiques portées par l’Occident: la liberté d’entreprendre et de commercer, l’innovation et le progrès technologique, la société de consommation, le capitalisme libéral». En somme, les djihadistes auraient mitraillé symboliquement la loi Macron et Blablacar. A ce compte, toute critique des sociétés de marché revient à excuser l’OEI et à «justifier sa folie sanguinaire»: Delhommais qualifie l’économiste Thomas Piketty et le philosophe Bernard Stiegler d’«idiots utiles du terrorisme» pour avoir suggéré des explications économiques et sociales.

L’agitation du chroniqueur rappelle celle observée au lendemain des attentats du 11-Septembre. Dans son bloc-notes du Figaro, Max Clos écrivait, avec son sens coutumier de la nuance: «En France, José Bové fait arracher les cultures censées être OGM par ses partisans, sous l’œil bienveillant des gendarmes; il ‘démonte’ les McDo, sous prétexte de combattre la mondialisation. Ce n’est pas la même échelle que les attentats de New York, certes, mais cela procède du même esprit» (14 septembre 2001). Pour John Vinocur, alors correspondant parisien de l’International Herald Tribune, «diaboliser de manière violente les Etats-Unis et les organisations du commerce mondial» s’apparentait désormais «à une entreprise potentiellement meurtrière» (13 septembre 2001). Le même jour, Le Figaro Economie affichait ce titre programmatique: «La libéralisation des échanges, réponse au terrorisme».

Quatorze ans plus tard, le registre n’a guère varié. Dans Le Monde (5 décembre 2015), Michel Noblecourt morigène la Confédération générale du travail (CGT). Certes, admet le journaliste, elle a fermement condamné les attentats. Mais, chose impardonnable, «dans une déclaration de son comité confédéral national, le 18 novembre, elle fustigeait les interventions militaires en Irak, en Libye, en Syrie». Pis, «elle refuse que l’expression revendicative et le mouvement social soient muselés». Verdict de Noblecourt: «La CGT se radicalise et se marginalise.» Qu’un syndicat défende la paix et l’action syndicale pendant que les milieux dirigeants communient dans la guerre et l’état d’urgence, le crime est assurément impardonnable.

* Paru dans Le Monde diplomatique de janvier 2016.

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