Contrechamp

L’externalisation, un écran de fumée

MIGRANTS • Contenir les migrants au plus loin des frontières européennes… jusqu’à les rendre invisibles. L’Europe externalise le «sale travail», en transférant ailleurs la responsabilité de la lutte contre l’immigration «irrégulière». Eclairage de Catherine Teule, vice-présidente de l’AEDH. Cet article a été publié dans l'édition de décembre de la revue Vivre Ensemble, qui consacre un dossier à l’externalisation des politiques migratoires suisse et européenne: http://asile.ch/revue-vivre-ensemble/

Les 11 et 12 novembre 2015 s’est tenu le «sommet de La Valette» qui a réuni les pays africains et ceux de l’Union européenne (UE). C’est l’UE qui était à l’origine de cette réunion. Que voulait-elle? Une délocalisation juridique du contrôle des frontières européennes.
Observant que moins de 40% des migrants en situation irrégulière (demandeurs d’asile déboutés ou «migrants économiques» sans titre) quittent effectivement l’UE après en avoir reçu l’ordre,1 l’objectif de la Commission et du Conseil de l’UE depuis plusieurs mois est tant d’intensifier que d’accélérer leur renvoi. Pour cela, ils préconisent l’activation et l’élargissement des accords de réadmission dans les pays d’origine ou de transit des migrants.

Pour les pays européens, l’intérêt de ces accords est double. Directement, cela leur permet de mettre plus facilement en œuvre le retour de migrants interpellés en situation irrégulière sur leur territoire, les signataires des pays tiers s’étant engagés à les reprendre. A La Valette, la Commission a, en outre, réitéré sa proposition que ces pays détachent du personnel policier pour identifier leurs ressortissants présents dans les hotspots organisés en Grèce et en Italie, accélérant ainsi la procédure de renvoi organisée par l’UE.
Indirectement, le fait de devoir «reprendre» ces migrants et la crainte d’apparaître laxistes dans la lutte contre l’immigration irrégulière incitent les signataires à mieux contrôler leurs frontières et à filtrer le transit des migrants et les sorties de leur territoire.

L’UE met d’ailleurs à leur disposition des officiers de liaison immigration (OLI) détachés par les Etats membres qui ont pour fonction «d’aider les autorités du pays hôte à éviter que les flux d’immigration illégale ne se forment sur leur territoire ou n’y transitent». Leur intervention peut donc prendre diverses formes, de la formation à la détection de faux documents au contrôle des documents des passagers, conjointement avec le personnel du pays concerné.2
En outre, les plus «voisins» d’entre eux, comme le Maroc, sont également invités à contribuer à la surveillance des frontières et aux interceptions des embarcations repérées en mer. Dans le cadre d’Eurosur, le «système européen de surveillance des frontières», lancé le 1er décembre 2013, les Etats membres peuvent passer avec eux des accords de coopération bilatérale ou multilatérale afin d’étoffer le système ­d’alerte précoce sur le départ des ­migrants.3 Ces mêmes «partenaires» peuvent également bénéficier d’un «accord de ­travail» (working arrangement) avec Frontex pour former leurs personnels de répression (capacity building project), en participant à des «opérations conjointes» en tant qu’observateurs.

Ces accords de réadmission constituent un instrument important de la lutte contre l’immigration irrégulière telle que l’entendent l’UE et ses Etats membres. Pour parvenir à un accord des pays tiers, l’Europe joue avec virtuosité sur la conditionnalité de la «facilitation» des visas unanimement souhaitée par ces derniers. C’est ainsi qu’elle a procédé avec la Turquie pour obtenir sa signature en 2013. Et c’est l’un des éléments du «donner plus pour recevoir plus» (more for more) figurant dans les «partenariats pour la mobilité» proposés au Maroc et à la Tunisie. A La Valette, les pays africains ont entendu quelques promesses concernant «l’assouplissement des procédures» de délivrance de visas de court séjour et le regroupement familial.

Pour les migrants, cette mise à distance juridique pratiquée par l’UE a un indéniable effet délétère. Outre un retour souvent «forcé» dans le pays d’origine ou de transit, par le jeu des accords en cascade que ce pays a lui-même passé avec ses voisins, ils peuvent se retrouver dans un pays qu’ils ont fui sans avoir pu présenter leur demande d’asile. Voire être placés en détention pour sortie illicite du territoire, comme au Maroc.

Si, par le jeu de ces accords, l’UE peut se sentir dédouanée à bon compte du respect de ses engagements internationaux, notamment au regard de la Convention de Genève, elle n’échappe pas aux critiques. Celle de Nils Muiznieks, Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, les résume parfaitement: l’UE «conduit des pays tiers à modifier leur législation et leurs pratiques d’une manière qui risque d’entraîner des violations des droits de l’homme, notamment du droit de quitter un pays, de l’interdiction des expulsions collectives et du droit de demander l’asile et d’en bénéficier».4

Après avoir musclé sa réponse juridique à l’immigration irrégulière, l’UE ne s’en trouve pas moins confrontée à la difficulté d’apporter des solutions crédibles à l’accueil des réfugiés qui se dirigent vers elle. Ne pouvant les refouler, elle est de plus en plus tentée par l’organisation de leur maintien au plus loin du territoire. Une démarche résumée à La Valette sous le concept de «renforcement des capacités dans les régions prioritaires situées sur les principales routes migratoires»5… qui n’est pas vraiment nouveau dans la linguistique européenne.

Il n’y a pas que l’Afrique…

L’objectif figurait déjà dans les lignes du Processus de Khartoum6 adoptées en novembre 2014 avec des pays de la Corne de l’Afrique. Il vaut tant pour les personnes en recherche de protection que pour les migrants dits «économiques». L’enjeu est de taille: la seule Afrique de l’Ouest compte plus de 8,4 millions de migrants internes.
Pour convaincre ses partenaires africains, la Commission a dû promettre un fonds fiduciaire de 1,8 milliard d’euros – qui devrait être abondé d’un montant équivalent par les Etats membres. Il devrait aider/inciter à intensifier la lutte contre les trafics de migrants et la traite des êtres humains, assurer la réintégration durable des migrants irréguliers – d’où qu’ils soient réadmis, Afrique ou UE –, susciter des solutions durables pour améliorer les capacités d’accueil en matière de protection et améliorer la résilience, la sécurité et l’autonomie des réfugiés.7

De façon plus pragmatique, l’UE a également confirmé son engagement dans le projet de création d’un «centre polyvalent» à Agadez (Niger), ville clé dans le transit entre le sud sahélien et l’Europe, via l’Afrique du Nord. Actuellement piloté par la France avec le concours de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et cofinancé par le Niger, il vise d’abord à lutter contre l’immigration. Il offrirait donc assistance, informations sur les risques de la migration et formations aux «migrants bloqués», ainsi qu’une aide à «ceux d’entre eux désireux de rentrer dans leur pays – Mali, Nigeria, Gambie, notamment – ou d’intégrer des communautés d’accueil».

Cela étant, en dépit de la situation désastreuse régnant dans nombre de ses Etats, l’Afrique n’est pas la source la plus importante de réfugiés pour l’Europe. C’est plus particulièrement de ses pays voisins que l’UE tente d’obtenir qu’ils retiennent les candidats à la protection internationale. En août dernier, Bruxelles a ainsi offert à la Serbie le financement d’un «centre d’accueil» de 400 000 places. La Turquie, qui accueille déjà 2,2 millions de réfugiés syriens, est également très courtisée: le président Erdogan s’est vu proposer une aide financière (3 milliards sur trois ans), mais aussi une reprise des discussions sur son adhésion à l’UE et l’accélération du processus de libéralisation des visas pour les citoyens turcs. Cette négociation, engagée en contrepartie de l’accord de réadmission signé en 2013, reprendrait donc plus tôt qu’à la date prévue (2017).

Ce dialogue avec la Turquie est particulièrement inquiétant.8 Hormis les moyens nécessaires pour aider les réfugiés syriens, il vise au renforcement des contrôles frontaliers pour limiter les passages en direction de l’Europe dans l’esprit de l’accord de réadmission. Or, à côté des camps de réfugiés, des centaines de milliers de Syriens sont abandonnés à eux-mêmes, sans prise en charge officielle, sans pouvoir accéder au statut de réfugié, sans titre de séjour permettant de travailler… On conçoit donc mal ce qui, dans le projet UE-Turquie, pourrait les dissuader de rejoindre l’Europe, si ce n’est la fermeture des frontières. Et ce ne sont pas les conclusions récentes du rapport sur l’état des droits en Turquie, publié dans le cadre de l’examen périodique des progrès du pays candidat à l’UE, qui y contribueront!

Un repli égoïste

La capacité de l’Union européenne à «payer» pour que d’autres pays, beaucoup moins riches et dotés d’un système législatif moins protecteur des migrants et des réfugiés, maintiennent les étrangers à distance constitue une évidente distorsion de ses obligations internationales. Certes, la Convention de Genève demeure respectée dans sa lettre tant que les personnes ne sont pas sur le territoire. Mais ce respect formel cache de plus en plus mal un repli égoïste.

Il est vrai que la pratique n’est pas nouvelle. Elle est même intégrée dans le corpus législatif européen puisque la directive «qualification» appliquée par les Etats membres prévoit des réserves sur l’octroi du statut de réfugié à toute personne «susceptible de bénéficier d’une protection à l’intérieur de son pays contre les persécutions ou les atteintes graves dans une partie du pays d’origine». Or ces zones de protection de «déplacés internes» sont, en partie, financées par l’UE. Ne sont pas nouvelles, non plus, les propositions de maintenir les réfugiés juste de l’autre côté des frontières européennes; le Royaume-Uni l’avait fait sans vergogne en 2003 en proposant d’implanter des transit processing centers dans des pays européens pas encore membres de l’UE!9

Sous les concepts de «partenariat pour la mobilité», «coopération» ou «dialogue», les déclarations alambiquées et les «sommets» avec les pays tiers comme à La Valette reflètent la philosophie qui sous-tend la «dimension extérieure» de la politique européenne en matière de migration. Une externalisation du «sale travail», transférant la responsabilité de la lutte contre l’immigration dite «irrégulière» ailleurs.

De plus, ces «partenariats» associent des pays qui ne sont pas tenus au respect des normes européennes, telles la CEDH ou la Charte des droits fondamentaux de l’UE. Voire des pays qui, comme l’Erythrée ou le Soudan, figurent en tête du palmarès des atteintes aux libertés, de la violation des droits et de la violence à l’égard des populations et produisent nombre de demandeurs d’asile.

Moyennant quelques milliards d’euros, l’UE espère ainsi continuer à donner l’illusion du respect de ses engagements internationaux! Et, aujourd’hui, incapable d’accueillir les réfugiés, elle s’efforce de les rendre invisibles aux yeux des Européens. I
 

*  Vice-présidente de l’Association
européenne de défense des droits
de l’homme (AEDH), www.aedh.eu.
1 Données Commission européenne pour 2014.
2 Règlement (CE) n°377/2004 du Conseil du 19 février 2004 relatif à la création d’un réseau d’officiers de liaison «Immigration», http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=
celex:32004R0377
3 Règlement (UE) n°1052/2013 du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2013 portant sur la création du système européen de surveillance des frontières (Eurosur); Art. 20.1.
4 Dans une étude consacrée au droit de quitter un pays, publiée en 2013, www.coe.int/t/commissioner/source/prems/prems150813_GBR_1700_TheRightToLeaveACountry_web.pdf
5 Sommet de La Valette sur la migration, 11-12/11/2015, plan d’action.
6 Réunion entre plusieurs Etats africains et l’UE, la Suisse et la Norvège, portant sur le contrôle de la migration sur le trajet de la corne de l’Afrique, http://italia2014.eu/media/3785/declaration-of-theministerial-conference-of-the-khartoum-process.pdf
7 Toutes les expressions sont reprises littéralement du Plan d’action.
8 Commission européenne: «Stepping up EU-Turkey cooperation on support of refugees and migration management in view of the situation in Syria and Iraq»; Bruxelles, 6 octobre 2015, http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-15-5777_en.htm
9 L’idée britannique était d’y examiner les demandes d’asile pour n’accepter sur le territoire de l’UE que les réfugiés reconnus. Voir: Claire Rodier: «Dans des camps hors d’Europe: exilons les réfugiés»; Vacarme n°24, 2 juillet 2003 www.vacarme.org/article402.html
Cet article a été publié dans l’édition de décembre de la revue Vivre Ensemble, qui consacre un dossier à l’externalisation des politiques migratoires suisse
et européenne: http://asile.ch/revue-vivre-ensemble/

Opinions Contrechamp Catherine Teule

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