Chroniques

Entre civilisés

Mauvais genre

Il y a des bonheurs qui font plaisir à voir! Tel le visage réjoui de Nadine Morano alors qu’elle répétait sa petite phrase à propos de la France – «un pays judéo-chrétien de race blanche» – bien certaine de provoquer des réactions, quoique ne prévoyant pas celle de son mentor Sarkozy. Celui-ci l’a retirée des listes pour les élections régionales, mais elle s’accroche, Nadine, en renvoyant à un général de Gaulle qui semble pourtant n’y être pour rien. C’est qu’elle est une femme de tradition: elle tient à ces mots qui ont fait florès au temps jadis, et qu’on sait aujourd’hui vides de sens, comme la race. Mais elle n’est pas bégueule au point de dédaigner des adjectifs composés plus récents, comme ce judéo-chrétien qui a le bon goût de conserver une dimension religieuse, aussi nébuleuse soit-elle, dans la haine atavique de tout ce qui n’est pas français. Comme peut-être le judaïsme, d’ailleurs, pour bien rester dans l’antique tradition. Car lorsqu’elle se donne la peine d’illustrer ses propos, Nadine Morano se réfère spontanément aux «40 000 églises» de France. Et il va de soi que le Colombey du Général, avec les deux siennes, n’a guère de place pour temple, synagogue ou mosquée. Le judéo-chrétien, pour la députée «républicaine», c’est du catholique qui doit bien avoir des racines quelque part.

Bush fils, lui, quand il répétait ce qu’on lui avait soufflé, ne se contentait pas d’un pays: il convoquait toute une civilisation. Le trait d’union entre les deux adjectifs faisait alors davantage sens: il figurait l’alliance entre Israël et les Etats-Unis; non contre l’ensemble du monde musulman (les liens avec les monarchies du Golfe étant trop étroits), mais contre ces républiques arabes ou iranienne sur lesquelles butaient les intérêts américains.
Si le judéo-chrétien a été forgé pour les besoins de la cause, le terme civilisation a un plus long passé. Son histoire serait trop longue à faire: il a pu servir à tout, du fait même qu’il permettait de constituer des couples antagonistes, chaque camp pouvant brandir le drapeau de la civilisation contre la barbarie de l’adversaire. Pour combler d’aise Nadine Morano, on remarquera toutefois que dès la Révolution, la civilisation est française; d’abord contre les monarchies hostiles aux forces révolutionnaires, puis de manière plus ciblée contre la «barbarie allemande».

Mais puisque c’est ce couple d’adjectifs judéo-chrétien qui m’a arrêté, je voudrais me concentrer, uniquement et trop rapidement, sur l’association de la religion à la civilisation. Quand Mirabeau le père introduit ce dernier mot dans la langue française, en 1751, le lien est immédiat pour lui: il s’agit essentiellement de combattre les nouvelles idées des Lumières en assignant à la religion un rôle à la fois de «frein» contre tout ce qui menacerait la société et «les mœurs», et de moteur pour une certaine idée de progrès.

Le terme est presque aussitôt repris par le camp adverse: les encyclopédistes, et Diderot en particulier, attribueront au contraire pour mission à la civilisation de combattre les «préjugés» religieux. Mais un siècle plus tard, en 1867, quand la Société d’Anthropologie de Paris invite ses membres à s’interroger sur «ce qu’il faut entendre par le mot civilisation», Charles Pellarin croit pouvoir définir celui-ci en associant des types de sociétés à des «formes religieuses» orientées vers le monothéisme. S’inspirant des thèses d’Auguste Comte et de Fourier, il distingue ainsi quatre étapes historiques: l’état sauvage, peu organisé, fétichiste; le patriarcat, où domine un chef (de famille ou de nation), et dont les royaumes juifs seraient les parfaits représentants; la barbarie, incarnée à l’époque encore par le despotisme ottoman, et donc identifiable à l’islam; enfin la civilisation, chrétienne par excellence. Ici, pas de judéo-chrétien: Pellarin renvoie dos à dos islam et judaïsme, en inscrivant le christianisme dans la lignée de l’héritage gréco-romain. L’exemple qu’il donne est des plus parlants: la bibliothèque d’Alexandrie est la pure illustration de ce dont rêve une civilisation (comme la nôtre). Un calife l’a incendiée; mais un roi juif «l’eût vendue; il eût trafiqué des trésors intellectuels qu’elle contenait».

Tout bon civilisé a ses ennemis. Dans le camp catholique traditionnaliste que fréquente Nadine Morano, on peut à présent se passer des Juifs. Mais pour la tradition même, il faut se garder quelques têtes de Turcs. A l’époque de Pellarin, les faubourgs avaient leurs «apaches»; les sauvages d’aujourd’hui seront la «racaille» (musulmane) de nos banlieues. En Afrique du Nord, les émules d’Abd el-Kader résistaient à la colonisation; Dieu soit loué, nous avons Daech – mais non al-Nosra, cette antenne d’al-Qaïda dont il y a trois ans Laurent Fabius, déjà ministre des Affaires étrangères, déclarait qu’elle faisait «du bon boulot» en Syrie. Et je ne pense pas que Nadine le contredise: sur ce point, socialistes et sarkozystes doivent pouvoir s’entendre, en bons civilisés.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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