Chroniques

ID, please

Mauvais genre

«Vos papiers!» On s’imaginait que ce serait du passé, qu’on n’entendrait plus ces mots: les frontières devaient tomber, du moins dans l’espace européen; LE mur avait fini par s’écrouler, et l’on sait à quel point les Etats-Unis nous ouvraient les portes d’un «monde libre». Mais les murs ont repoussé: en grand entre pays ou face à telle communauté; en plus petit mais non en plus discret autour des propriétés, des bâtiments, ou dans la division des cellules de prison. Plus guère de douaniers, mais des surveillants de toute espèce, avec ou sans uniforme, qui se dressent tout à coup devant vous; vous demandent d’ouvrir votre sac, examinent parfois vos vêtements. Et veulent voir vos papiers.

«ID, please.» Cette injonction, c’est à l’entrée du MOMA, du musée d’art moderne de New York, que je l’ai entendue, il y a maintenant plus d’un an. Elle ne m’était pas encore adressée: juste devant moi, un couple de Japonais attendait. Après une assez longue queue, il atteignait au but; croyait pouvoir obtenir les billets d’entrée contre l’argent que l’un des deux tenait en main. Mais «ID, please»: et voici qu’ils se regardent, perplexes, répètent «aïe-di, aïe-di», l’air de plus en plus affolé, le visage qui se décompose… jusqu’à ce que l’employée au guichet, charitablement, explicite l’acronyme: «Your identity documents…»

Mais tandis que jaillit le rire cristallin des Asiatiques enfin rassurés, moi qui deux secondes plus tôt étais tout fier d’avoir compris avant eux, j’entends soudain un autre mot – celui qui les avait peut-être si fort déroutés: «idea, please; une idée, je vous prie: présentez votre idée!» On paniquerait à moins. Et j’y songerai, au long de ma visite du musée, en observant tels parents qui tournent en rond dans les salles l’air béat, l’œil exclusivement rivé sur une progéniture hurlant et trépignant; ou après m’être fait bousculer par un ahuri photographiant en rafales sans prêter ne serait-ce qu’un regard à ce qui se trouve dans le champ de son appareil. Une idée, par pitié! Une seule, une petite idée: montrez-nous que vous êtes encore capable de penser!

A un an de distance, pourtant, et après lecture du Courrier du 28 août dernier, il me faut revenir sur ma position. L’article qui m’y contraint était consacré aux «expositions connectées». On y trouvait notamment les propos du directeur du Musée historique de Bâle qui, en quelque sorte, redoublaient la sollicitation involontaire de la guichetière du MOMA: «La semaine dernière nous avons invité notre communauté à participer à la réflexion autour du design d’une future exposition». Idea, please: quelles couleurs, pour les parois et parquets? Heidi, please: habillera-t-on les surveillantes en costume national? Mais un pas de plus a été franchi: à la caisse du musée new-yorkais, on s’adressait encore à des visiteurs individuels; grâce aux réseaux sociaux, que ce soit à Bâle ou ailleurs, on a désormais sa «communauté», qu’il s’agit «d’impliquer dans des projets», comme le précise le Directeur du Musée historique, pour «améliorer l’engagement et éventuellement la loyauté envers l’institution».

Eventuellement? C’est trop de réserve: on s’était habitué à la fidélisation du client, qui n’était que commerciale. Exiger sa loyauté, c’est introduire l’indispensable valeur morale; la conscience du devoir, excluant les individus sans foi ni loi: tous ceux qui n’ont pas l’esprit communautaire. Vos papiers! certes; mais surtout: vos idées! Sortez-les! Par respect pour l’institution et ses mécènes, en toute probité, contribuez!

Il faut dire que l’engagement est réciproque. Dans le même article, une «consultante et formatrice» interrogée constate que «les publics sont demandeurs de visites vivantes, insolites et surprenantes. De grands efforts de créativité ont été effectués, dopés par des événements tels que la Nuit des musées, les Journées du patrimoine, etc.» Idea, please: la supplique s’adresse tout aussi bien aux guides, aux animateurs de musées. Faites-moi découvrir un Soulages tout noir une nuit sans lune; errer dans les sous-sols du Musée de la Croix-Rouge à la recherche du dernier rescapé d’un camp de la mort… «La visite doit être une expérience unique et mémorable», conclut ladite consultante. Ce n’est donc plus une simple idée qu’il nous faut, mais une déferlante de concepts, un tsunami mental!

Je réentends alors le ton monocorde, vaguement désabusé, sur lequel l’employée du MOMA avait d’abord présenté sa requête. «ID, please.» Et cela sonne encore différemment tout à coup: vos petites idées, ne voudriez-vous pas les laisser au vestiaire? vous contenter de regarder les œuvres, sans même vous croire obligé d’émettre un commentaire à voix haute…

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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