Chroniques

Tintin et les gentils méchants

Mauvais genre

Il semblait devoir rester jeune à jamais; le «reporter du Petit Vingtième» a pourtant pris un sacré coup de vieux. Son auteur avait d’ailleurs fini par l’admettre: le Tintin des premiers albums reflétait l’esprit des années 30; or les temps ont changé. Du moins sur certains points: car on en est revenu à la censure, aux procès; on ne brûle plus les œuvres «dégénérées», mais on retire à nouveau des rayons de bibliothèques les livres qui pensent mal. Et pour avoir voulu trop bien penser il y aura bientôt un siècle, Tintin en fait à présent les frais, en Suède comme au Canada, où il est accusé de racisme. A Winnipeg, des habitants viennent d’appeler au boycott d’une librairie qui persiste à proposer Tintin en Amérique à la vente. Il y a peu, les tribunaux belges étaient invités à condamner Tintin au Congo. Certains se sont alors scandalisés que la cour d’appel de Bruxelles ait finalement absous l’ouvrage; les juges ont considéré qu’il «n’est pas une œuvre méchante», et qu’Hergé n’avait pratiqué qu’un humour «candide».

Cela se discute. Si j’étais serpent, crocodile, lion, léopard, buffle ou rhinocéros, j’aurais assurément d’autres sentiments en découvrant tous les sévices infligés à mes congénères, sans d’ailleurs que la SPA s’en soit émue. Les Noirs non plus n’ont pas de quoi se rengorger, avec le parler qui leur est attribué ou l’accusation de paresse dont ils sont gratifiés. Mais il est frappant de constater que le donneur de leçons tintinnabulantes est un «reporter» qu’on ne voit jamais écrire une ligne, dans le volume en question, et qui se contente de faire travailler les autres – les Congolais, justement; en sorte qu’avec notre œil d’aujourd’hui, on se demande lequel a le plus mauvais rôle, du Tintin qui n’a des muscles qu’au niveau lingual ou des Noirs qui arrivent à remettre un train sur les rails.

Mais c’est malgré son auteur, il est vrai. Il faut pourtant reconnaître qu’Hergé est loin d’être un gentil, quoi qu’en pensent les tribunaux belges. Il a même ses cibles de prédilection: les méchants, qui sont presque toujours des Blancs, au Congo comme en Amérique; au point qu’on a de la peine à comprendre que la Marine de nos voisins ne se soit pas encore élevée contre ces volumes qui propagent honteusement un racisme anti-blanc. Car la liste est longue. Pour le continent africain, je ne relèverai que les attaques contre ceux qui cherchent à «contrôler la production du diamant», soit les homologues d’excellents citoyens qui ont aujourd’hui pignon sur rue en notre hospitalière ville de Genève, et qui de fait se montrent extrêmement gentils à l’égard de nos finances cantonales; sans doute y avait-il, chez le bédéiste wallon, un racisme larvé qui ciblait sournoisement les diamantaires anversois.

Mais ce qui est assurément le plus choquant, pour une sensibilité occidentale, c’est le traitement dont sont victimes, dans Tintin en Amérique et au même titre que les gangsters d’Al Capone, les meilleurs représentants des Yankees. Voyez ce shérif, représentant l’autorité, mais dont Hergé fait un ivrogne. Pire: ce concierge qui, après un cambriolage commis par un Mexicain, donne l’alarme en précisant: «on a immédiatement pendu sept nègres, mais le coupable s’est enfui», laissant ainsi supposer que la justice américaine de cette époque était presque aussi pourrie que celle d’aujourd’hui. Plus grave encore: si le premier des Tintin s’en prenait au communisme soviétique, ce troisième volume fait preuve d’un anticapitalisme primaire. C’est l’industriel spécialisé dans le corned-beef, mais dont les conserves sont en réalité à base de viande de chiens, chats et rats. C’est aussi le très inventif Office du tourisme de Redskincity qui sait rentabiliser un Indien en le faisant poser pour les photographes à l’entrée de la ville, une sébile à la main. Ce sont les businessmen, avec l’armée américaine à leurs ordres, qui chassent la tribu des Orteils Ficelés de ses terres ancestrales, sans dédommagement, mais pour mettre en valeur ces richesses pétrolières qu’ils n’avaient su exploiter.

A leur égard, aucune gentillesse de la part d’Hergé. Mais curieusement, à Winnipeg comme à Stockholm, on ignore les passages les plus incisifs de ces albums: on extrait quelques phrases, paternalistes, humiliantes d’une générosité dégoulinante envers les Africains et les Amérindiens, en faisant abstraction du contexte historique et idéologique, certes, mais surtout en négligeant l’ensemble du récit et de ses personnages, au sein desquels pourtant Noirs et «Peaux-Rouges» apparaissent comme les victimes de la cupidité de Blancs sans scrupules. En bref, c’est bien au Hergé «qui n’était pas méchant», qu’on fait un procès; peut-être justement parce qu’il se voulait gentil; et que ses détracteurs, 80 ans après, veulent aussi se montrer tels, mais dans l’air du temps. Or il n’y a rien de plus insupportable que la gentillesse d’autrui qui ressemble à la vôtre, en un peu plus mielleux, en un peu moins hypocrite. Ça rend méchant.

* Ecrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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