Démocratie et capital
Mon quotidien préféré m’apprenait, en octobre dernier, que Caritas Genève venait de refuser un don renouvelable de 100 000 francs proposé par la transnationale du tabac Japan Tobacco. Cette décision courageuse est à saluer d’autant plus, semble-t-il, que ce don n’était lié à aucune condition et que l’organisation caritative rencontre des difficultés financières. Chacun aura compris que cette générosité est à mettre en relation avec la nécessité pour l’industrie du tabac de se blanchir des 5 millions de morts survenant chaque année dans le monde en raison de la consommation de ses produits. Industrie qui a non seulement nié pendant des décennies les méfaits du tabac mais financé des recherches tendant à prouver son innocuité. Nous avons assisté au même processus avec l’amiante ou certains médicaments.
Toutes les grandes entreprises sont aujourd’hui sensibles à ce qu’elles appellent leur image. Dans ce monde où la guerre économique est la règle, il est nécessaire de se donner un vernis de respectabilité, et les dons aux institutions caritatives ou environnementales font partie de cette stratégie.
Cette information a fait remonter à ma mémoire un épisode relatif à une problématique semblable que j’ai vécue il y a plus de quarante ans. Jeune assistant social à Caritas, j’avais écrit un article dans la revue de l’institution mettant en évidence le rôle de l’industrie alimentaire dans l’appauvrissement des paysans cultivateurs de fève de cacao, sans nommer aucune entreprise en particulier. J’ai alors pu constater à quel point la liberté d’opinion était toute relative lorsqu’elle touchait aux intérêts des transnationales. Je n’entrerai pas ici dans le détail des réactions, si ce n’est pour dire que Nestlé, qui était un donateur important de Caritas Suisse, était intervenu pour faire comprendre que ce type d’article n’était pas le bienvenu et que cela pouvait remettre en cause l’appui de l’entreprise à Caritas dont le conseil comprenait un des dirigeants de Nestlé. Cet épisode montrait déjà à quel point la transnationale alimentaire était sensible à son image – nous étions à la veille du débat sur le lait en poudre – puisqu’elle prenait la peine d’éplucher la plus petite publication pour y déceler les articles la concernant.
Depuis, l’attention du géant de l’alimentaire en direction de tout ce qui se dit et s’écrit à son sujet s’est encore développée et adaptée: une équipe entière est dédiée à l’observation des réseaux sociaux sur internet et participe aux discussions pour défendre le point de vue de la transnationale. Rappelons également
les actions d’espionnage de militants d’Attac qui critiquaient la politique de Nestlé en Colombie.
Lors des entretiens avec les responsables de Nestlé suisse de l’époque, j’avais aussi appris que la délégation officielle suisse à la Cnuced (Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement), où se négociait un éventuel accord sur le marché du cacao, comprenait un représentant de l’entreprise. On imagine aisément quels intérêts étaient défendus dans le cadre de ces négociations.
Ces réseaux d’influence des grandes transnationales – pour ne prendre que ce type d’entreprises – se sont largement développés. Pensons aux laboratoires d’idées qui influencent directement les gouvernements et le public en général par l’intermédiaire des médias. Avenir Suisse, fondé par les plus grandes entreprises de notre pays, en est un exemple. Bruegel au niveau européen, qui rassemble organiquement des Etats et des transnationales, en est un autre. Bruxelles est connue pour abriter un grand nombre de groupes de pression d’entreprises avec leurs armadas d’experts en tout genre qui influencent directement les travaux de la Commission européenne. Enfin il faut savoir que le projet d’accord Tisa sur la libéralisation des services entre les Etats-Unis et l’Union européenne a été inspiré par la Coalition of Services Industries américaine et l’European Services Forum.
On le voit, du particulier au général, les principaux acteurs du capitalisme défendent non seulement leurs intérêts, mais imposent par ce biais leur vision du monde à l’ensemble de la société. Il n’est dès lors pas étonnant que cet état de fait entre en contradiction avec le principe même de la démocratie qui postule que le peuple est souverain.
* Membre de Solidarités, ancien député.