Des chiffres, des écarts et des illusions
En ce début d’automne nous apprenons, selon une étude de la Banque Julius Baer, que la Suisse recensait en 2013 plus de 555 000 personnes possédant une fortune supérieure à un million d’euros. L’Office fédéral de la statistique nous informait récemment, qu’en 2012, 590 000 personnes étaient touchées par la pauvreté monétaire (2200 francs pour une personne seule et 4050 francs pour un couple avec deux enfants). Enfin, toujours en 2012, 250 000 personnes vivotaient de l’aide sociale (un peu plus de 900 francs par mois, loyer et assurance maladie payés). Ces dernières sont probablement pour la plupart incluses dans les données de l’Office fédéral de la statistique sur la pauvreté monétaire. Quelques chiffres particulièrement éclairants sur l’écart de richesse existant dans notre pays comme dans beaucoup d’autres d’ailleurs. Un rapide calcul nous montre que le produit d’un rendement modeste du capital des millionnaires résidant en Suisse (2700 milliards d’euros net) suffirait à éradiquer la pauvreté dans notre pays et à sortir toutes les personnes de l’aide sociale!
Mais le plus intéressant dans la dépêche de l’ATS qui fait état de l’étude précitée est ce paragraphe: «Reste que le véritable moteur de la concentration des richesses ne se trouve pas dans les textes de loi, mais sur les marchés des capitaux. En effet, les rendements des capitaux dépassent la croissance économique ainsi que celle des salaires. A ce titre, mieux vaut investir que travailler». Constatons tout d’abord que cela met en évidence que, dans nos sociétés, il est possible de vivre et de s’enrichir sans travailler. Cette réalité est à mettre en relation avec les campagnes visant à faire passer les personnes à l’aide sociale comme des profiteurs alors qu’elle sont contraintes de demander l’aide de l’Etat pour survivre. Qui sont les véritables profiteurs?
Mais le fait qu’il vaut mieux investir que travailler met surtout le doigt sur une contradiction fondamentale du système capitaliste. Comment est-il possible économiquement que le rendement du capital soit supérieur à la création de richesses? Si on peut constater que, dans certains secteurs économiques, et de manière limitée dans le temps, des rendements supérieurs à la moyenne soient réalisés en raison d’une hausse momentanée de la productivité, d’une innovation technologique ou d’une situation de monopole, comment expliquer que, de manière durable et depuis plusieurs décennies, le rendement du capital soit en progression même en période de stagnation économique?
Deux facteurs essentiels concourent à ce résultat. Le premier réside dans la pression constante sur les salaires en lien avec la mondialisation néolibérale qui met en concurrence les salariés de tous les pays. Depuis trois décennies, la part des salaires dans la richesse produite (PNB) a régressé et celle du capital a augmenté dans des proportions semblables1 value="1">Evolution de la répartition de la fortune et des rémunérations des salariés, Denknetz, 2008. Le second facteur réside dans la libéralisation des marchés et des produits financiers. Le commun des mortels a découvert lors de la crise des subprimes un exemple de produit financier dérivé. Ces «produits», qui ne produisent rien, mais ne font qu’assembler différentes créances ou des dérivés d’actifs, sont des constructions qui se valorisent par le simple fait d’exister mais avec peu de rapport avec la valeur qui les sous-tend. Le monde de la finance a connu une explosion faramineuse de ces montages financiers qui donnent lieu à une spéculation effrénée au même titre que la spéculation boursière et qui gonfle les actifs de ceux qui en possèdent. A fin 2013, le marché des dérivés représentait une somme de 710 trillions de dollars2 value="2">Un trillion équivaut à un milliard de milliards.. La richesse produite dans le monde la même année est estimée à 73 000 milliards de dollars. L’écart est considérable et montre une déconnection totale d’avec la production de richesses. L’absence de régulation sérieuse du système bancaire et de ces produits toxiques, malgré la crise de 2008, ne peut que conduire à une nouvelle catastrophe. La question n’est pas de savoir si elle surviendra mais quand. On découvrira alors quelle est la réalité effective de ces prétendues
richesses accumulées.
Notes
* Membre de SolidaritéS, ancien député.