Contrechamp

Le devenir du Grand Genève

RÉGION • Pression sur le prix du terrain en France voisine, hostilité vis-à-vis de la main-d’œuvre «frontalière» à Genève… Pour René Longet, une véritable coopération franco-valdo-genevoise est à construire, qui passe par une nouvelle gouvernance de la région et le renouvellement du traité franco-suisse de 1972.

Depuis le XVIe siècle, Genève vit une relation ambiguë avec son environnement proche. En effet, en 1536, le Français Calvin impose la religion réformée et, dès lors, les relations entre la désormais République de Genève et son voisinage se compliquent. Le choix de la religion est à cette époque le fait politique déterminant, et le patchwork territorial de la Rome protestante (les cinq «mandements» dont celui de Thiez, fort éloigné de la Vieille-ville, les Terres de Chapitre et de St-Victor, reliquats féodaux) se trouve imbriqué, dans des rapports tendus, avec la France et la Savoie catholiques.

Certes, les réalités prennent le dessus, et dès cette époque aussi, des Genevois ont des propriétés en-dehors du territoire genevois. Et sans les producteurs agricoles du voisinage, Genève ne serait guère assez nourrie. L’épisode de l’Escalade, dignement et joyeusement célébré chaque année – mais me semble-t-il sans trop se demander quel est son vrai message historique – est emblématique des tensions de l’époque.

Malgré le Traité de paix Saint-Julien qui s’ensuivit (1603), la classe dirigeante genevoise se trouve depuis davantage attirée par le monde et l’international que par le régional. Dès lors, on vit ensemble, mais renonce pour l’essentiel à organiser cette vie commune.

Etre au centre d’un espace physique clairement délimité, mais privé de gouvernance commune, est donc le sort de Genève depuis plusieurs siècles. Quand ce sera le moment de créer des chemins de fer, on prendra grand soin de contourner Genève par le Sud (le long du Salève, ligne Bellegarde-Annemasse-Evian) et le Nord (le long du Jura, ligne Bellegarde-Divonne-Nyon), situation qui nous prétérite encore aujourd’hui. Mais le Genevois français ne tire pas non plus avantage de la situation. Les déséquilibres sont bien partagés…

A certains moments, cependant, se manifeste la volonté de changer la donne et d’adapter le cadre aux situations de vie. En effet, après le bref épisode de la Genève française, l’entrée dans la Confédération suisse en 1815 suscita des craintes pour l’approvisionnement alimentaire. La solution trouvée a été d’englober dans une zone franche un certain nombre de localités agricoles sises hors du territoire genevois.

Deux cents ans plus tard, cette zone franche existe toujours. Par analogie, le label GRTA [Genève région – Terre avenir, ndlr] est tout naturellement accessible aux producteurs des quelque 60 communes françaises (et vaudoises) sises à 10 km vol d’oiseau de la frontière, ce qui surprend toujours quelques bons Genevois oublieux de leur histoire.

Puis, lorsque la Savoie choisit en 1860 de devenir française, cette zone sera substantiellement agrandie, périmètre valant jusqu’à la fin des années 1920. La leçon est claire: quand les distorsions deviennent trop grandes, il faut oser l’innovation institutionnelle, autrement dit: faire évoluer un cadre devenu inadéquat.

Une autre innovation institutionnelle fut le traité franco-suisse de 1972. Devant la croissance de l’agglomération, dans le sillage des cités-satellites suburbaines des années 1960, la nécessité de coordonner un certain nombre d’équipements (assainissement, transports, etc.) et des politiques publiques (santé, formation, emploi…) s’est imposée. Mais, déjà, le développement du travail frontalier appelait des solutions pour éviter les trop grosses distorsions entre lieux de travail et lieux de domicile.

Ce fut donc la création du Comité régional franco-genevois (CRFG) et du mécanisme de rétrocession aux communes de domicile d’une partie des impôts prélevés à la source auprès des employeurs des frontaliers. D’autres institutions se sont ensuite ajoutées, comme le Conseil du Léman, mais la structure et la nature de la coopération n’ont guère évolué, sinon dans le partage progressif d’une vision commune du territoire par les différentes étapes du projet d’agglomération (lire ci-dessous).

Ce dernier associe des élus et des représentants de la société civile, mais sans vraiment parvenir à toucher, à ce jour, un large public. On a donc su faire fructifier les axes décidés en 1972, mais sans véritablement changer de paradigme. Aujourd’hui, pas plus que les zones franches, les mécanismes imaginés voici plus de quarante ans ne peuvent suffire face à la dynamique de la nouvelle donne, leur potentiel créatif est épuisé.

Genève reste très attractive, mais ne parvient pas à résoudre les conséquences de son attractivité. Malgré tous les efforts, les infrastructures restent bien en deçà des besoins, la crise du logement est endémique depuis un demi-siècle et très handicapante pour la population. Surtout, les disparités sont fortes des deux côtés de la frontière, d’un facteur 1 à 3, voire 1 à 4 en matière de salaires et de coûts du foncier.

On est frappé par la symétrie des distorsions: Genève attire les emplois, la France voisine l’habitat, et la Terre-Sainte vaudoise un peu des deux… Dans tous les cas, des sentiments de concurrence, de ne pas être reconnu se développent et la région n’apparaît pas comme un contexte de progrès et d’évolution maîtrisée, mais comme un espace de compétitions inégales.

De plus, en région frontalière française et vaudoise, le mode ultra-dominant est l’habitat individuel, rendant difficile la modification des rapports modaux des plus de 100 000 pendulaires. Toutes ces difficultés s’ajoutent et posent clairement la question de la gouvernance de cette région, de ce bassin de vie commun; elles soulignent que l’addition des intérêts individuels ne donne pas automatiquement, comme d’aucuns le professent encore, l’intérêt collectif…

Bref, la coordination des politiques et le partage des visions, aussi nécessaires et bien faits soient-ils, ne suffisent plus. L’ouverture encore timide des instruments de coopération existants à la société civile n’assure aucunement une mobilisation, encore moins une adhésion populaire au fait régional. Comme nos prédécesseurs ont su le faire en 1815, 1860 ou 1972, il nous faut lancer la deuxième génération de la coopération transfrontière.

Un nouveau modèle de gouvernance, approprié à une situation qui actuellement nous échappe, est aujourd’hui indispensable.

Sur la forme, il s’agit de créer une assemblée transfrontalière, qui pourra commencer par regrouper des délégué-e-s des assemblées quatre territoires politiques concernés, mais qui devra tôt ou tard être élue directement au suffrage universel.

Une telle assemblée permettra d’être la caisse de résonance des enjeux transfrontaliers et donnera aux habitants de l’espace partagé aussi une identité partagée dont ils pourront devenir peu à peu les acteurs. Elle pourra être le débouché des forums de la société civile. Elle cessera de laisser le territoire mental en friche. Un bon exemple de la dynamique que de telles institutions peuvent dégager est fourni par l’assemblée interjurassienne, qui a réussi à rapprocher deux régions jusqu’alors fort réticentes à partager des projets: le canton du Jura et le Jura Bernois.

Sur le fond, il s’agit de créer un espace économique et social maîtrisé en commun, et réduisant les distorsions de concurrence.

Les socialistes, des deux côtés de la frontière, veulent créer les conditions du bien-vivre ensemble, face à une droite qui se limite à laisser faire la loi du marché, qui est toujours, au final, celle du plus fort, et au populisme qui ne fait qu’opposer les catégories de populations sans amener aucune réponse – exemple: le refus du CEVA par le Mouvement citoyens genevois.

La prochaine étape est maintenant la négociation d’un ou plusieurs avenants au traité franco-suisse de 1972. Dans les Parlements français et suisse, les socialistes interviendront cette année encore dans ce sens.
 

Projet d’agglo: appel d’air participatif ou nouveau mille-feuilles?
Le projet d’agglo a fait émerger un certain nombre de lieux tels que le COPIL, comité de pilotage du projet, composé d’élus, devenu désormais GLCT: Groupement local de coopération transfrontalière, qui toutefois demeure sous l’autorité du CRFG. L’Association régionale de coopération du Genevois (ARC) regroupe de son côté les communes françaises dans le périmètre concerné. Enfin, une Assemblée transfrontalière des élus regroupe de façon consultative tous les élus du territoire de l’agglo.

Une base de coopération: la nouvelle Constitution
art. 144: «La République et Canton de Genève est ouverte à l’Europe et au monde. (…) elle collabore étroitement avec (…) les régions voisines. (…) Les droits de participation démocratique sont garantis.»
Art. 145: «La politique régionale vise le développement durable, équilibré et solidaire de la région franco-valdo-genevoise. Le canton promeut une collaboration institutionnelle transfrontalière permanente, cohérente et démocratique, avec la participation des collectivités publiques et des milieux socio-économiques et associatifs.» (art. 145)

Des exemples venus d’ailleurs
Les problématiques du bassin valdo-franco-genevois ne sont pas uniques en Europe, loin de là. Des solutions ont été imaginées pour rapprocher territoires administratifs et territoires de vie. Comme les Groupements européens de coopération territoriale (GECT): il en existe déjà près d’une trentaine impliquant une quinzaine de pays. Rien n’empêche que, dans une révision du traité franco-suisse de 1972, ce modèle puisse servir de référence. C’est bien un nouveau type de territorialité politique qui doit être inventé.

* Responsable de la coordination régionale du Parti socialiste genevois (PSG).

Opinions Contrechamp René Longet

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