L’Offensive de l’agriculture bio
«L’avenir de l’agriculture italienne passe par le bio». Ce fut, tout au long de la 11e édition des journées portes ouvertes de PrimaveraBio1 value="1">Salons festifs organisés dans la plupart des régions., le leitmotiv printanier de la plupart des interventions. Simple injonction volontariste face à la crise, ou constat d’une avancée indéniable de cette pratique alternative? Les évaluations convergentes de L’ISMEA et de l’INEA semblent accréditer la dernière hypothèse.
Selon l’Institut des services pour le marché agricole (ISMEA), le bilan publié en 2011 fait état d’une croissance continue de la consommation bio (8,9%), en dépit du fléchissement de certains secteurs d’approvisionnement alimentaire: pâtes, produits de panification, riz, sucre, café, thé, huiles et viandes. En termes de valeur, le marché intérieur italien du bio pèse 3 milliards d’euros, soit une augmentation de plus de 16% par rapport à 2009. Le marché européen, lui, est estimé à 18,4 milliards, ce qui fait de l’Italie l’un des principaux pays producteurs et exportateurs dans le monde2 value="2">En quatrième position, après l’Allemagne, La France et le Royaume-Uni., ainsi que la deuxième surface bio cultivée en Europe (1,1 million d’ha), après l’Espagne (1,5 million d’ha). Avec ses 48 000 agriculteurs bio, l’Italie constitue le plus gros effectif européen.
Même si la demande est à la hausse, un tel volume, qui ne représente que 3% des produits alimentaires consommés, est loin de concurrencer le marché «industriel». L’intérêt de la dynamique bio se situe ailleurs: dans son expansion territoriale, notamment dans les régions déshéritées du sud, et dans sa gestion d’un certain nombre de problèmes qui fait brèche dans le système agroindustriel: accès à la terre, sauvegarde de la biodiversité, refus du productivisme et du rendement coûte que coûte.
Le dernier recensement de l’INEA, l’Institut national d’économie agricole, montre que le «mezzogiorno» dépasse aujourd’hui les régions du nord en nombre de producteurs et en surface d’implantation. En surface cultivée, à elles seules, la Sicile (226 000 ha) et les Pouilles (138 000 ha) représentent plus du quart de la surface agricole utile bio de la péninsule. 61% de l’effectif national des agriculteurs bio opèrent dans les régions du sud et du centre, avec des densités maximales d’exploitations en Sicile (7816), Calabre (6523), Pouilles (4857). Evidemment, le nord (Piémont, Lombardie, Vénétie, Emilie Romagne) et quelques régions voisines du centre détiennent encore le monopole de la production/transformation (environ 70%), en raison de la typologie des exploitations liées à la grande distribution agroalimentaire. Dans le sud, le régime foncier de la petite propriété trouve naturellement dans l’agriculture bio une alternative viable. Il pourrait y avoir dans l’exemplarité de cette conversion le ferment d’une résistance durable.
Tout bien considéré, ce type de développement participe à un processus de mise en valeur qui gravite autour du dénominateur commun de l’agriculture biologique. En Italie, en l’absence de syndicats oppositionnels comme la Confédération paysanne française ou le SOC/SAT3 value="3">Fusion du Syndicat des ouvriers des champs/Syndicat des travailleurs andalous. espagnol, c’est dans les réseaux coordonnés par l’AIAB, l’Association italienne de l’agriculture biologique, pivot fédérateur du changement, qu’il faut chercher la plupart des rouages de la mécanique contestataire.
On y trouve une prolifération d’initiatives, plus ou moins coordonnées, qui forment un front du refus de plus en plus efficace: jardins ruraux et citadins, écovillages, plateformes promotionnelles de l’agriculture «paysanne», coopératives et consortiums autogérés, centres d’information et de formation, marchés libres et réseaux de défense de la biodiversité et de l’autonomie alimentaire.
Aujourd’hui, un Italien sur quatre pratique le jardinage. Sur les 18 millions de potagers recensés, toutes catégories confondues, plus du tiers se trouve en zones montagneuses ou à la périphérie des agglomérations urbaines. 40% de ces jardins ruraux ou citadins sont destinés à des cultures d’autosubsistance, souvent familiale. Mais ils sont parfois à l’origine d’associations de défense de l’environnement, à proximité des villes comme Turin, Milan, Bologne et Rome, dont la spéculation immobilière convoite les lisières agricoles.
Dans le contexte actuel de braderie du patrimoine public, leur présence est loin d’être négligeable, dans la mesure où elle crée des foyers de résistance à l’urbanisation sauvage de milliers d’hectares.
Une autre forme de résistance «glocale», à perspective rigoureusement écologique, se développe dans la création des écovillages. A en juger par la présence de nombreuses associations italiennes à la troisième Conférence internationale sur la décroissance4 value="4">Nombreuses délégations d’associations italiennes parmi les 785 représentants de 45 pays., organisée à Venise par le Réseau italien des villages écologiques (RIVE), la radicalité de ces structures communautaires ne laisse pas indifférent. Leur démarche communautaire, axée sur l’autosubsistance, des pratiques culturales rigoureuses, voire la permaculture5 value="5">Agriculture en symbiose avec la dynamique des énergies de la nature., s’inscrit dans la synergie militante actuelle. En octobre 2012, l’assemblée annuelle du réseau, soutenu par des municipalités et la Banca popolare etica6 value="6">Banque de 30 000 associés pratiquant le crédit écosolidaire aux côtés d’organismes financiers tels que Mag2 (financement alternatif), Sefea Italie (société européenne de financement éthique et alternatif) et de plusieurs fonds de terres., a annoncé l’installation de 22 nouveaux projets.
En quelque sorte, cette tactique du «contre-mitage» à l’œuvre sur tout l’espace rural participe à la stratégie générale qui s’efforce de contrebattre la machine de guerre de l’agriculture industrielle.
A partir du maillage associatif tissé sous l’impulsion de l’AIAB, l’alternative «biologique» diversifie les interventions. Certaines s’organisent en plateformes promotionnelles (campagnes pour l’agriculture paysanne, l’eau, la libération des semences, slow food), d’autres en structures sédentaires de production et de transformation (coopératives et réseaux de soutien logistique et d’information). Le manifeste «paysan» pose un certain nombre de revendications urgentes: l’exonération des contraintes administratives, la révision de l’IVA (TVA italienne), la suppression des registres comptables, de l’inscription à la Chambre de commerce, l’allégement des taxes, notamment en matière de commercialisation. La campagne annuelle PrimaveraBio organisée cette année dans une dizaine de régions, par des coordinations de l’ALPA, Ctm altromercato, Federparchi, Legambiente, sous l’égide de GaranziaAIAB7 value="7">Dans l’ordre, Réseau de coopératives sociales, Réseau de marchés alternatifs, Fédération des parcs nationaux, Ligue de défense de l’environnement, label qualitatif de l’AIAB., contribue beaucoup à la popularisation d’une autre approche de l’agriculture. Outre le dossier BuonoBio, véritable manifeste des fermes biologiques, l’AIAB, à travers sa revue Bio Agriculture, diffuse une masse de documents où les méthodes et les objectifs de l’agriculture alternative sont exposés et analysés. Ce faisant, elle se sert du réseau particulièrement dense des observatoires italiens (une dizaine d’organismes, dont le SINAB)8 value="8">Système d’information nationale de l’agriculture biologique. et présente des synthèses de l’activité des réseaux. La transparence est une arme redoutable sur les champs de bataille à venir.
D’un bout à l’autre de la péninsule, on découvre ainsi une Italie combative, sur le qui vive, en quête permanente d’innovations: projet «Compro bio, compro etico», pour un commerce interne équitable; fermes d’agritourisme, journées pédagogiques, séminaires de formation, cycles de conférences, salons et marchés didactiques. L’AIAB s’est engagée dans le soutien de l’agriculture sociale, pratiquée par des dizaines d’exploitations, notamment en Toscane. Elle assure la promotion de Biodomenica, un organigramme de marchés où producteurs et consommateurs se retrouvent chaque dimanche pour tisser des relations de confiance.
Pour l’essentiel, l’alternative bio se développe surtout dans le réseau de coopératives, souvent coordonnées en consortiums qui quadrillent par centaines le territoire. Quelques-unes comme Valle Uniti, au Piémont, Consorzio Quarantina, en Ligurie, Capodarco et Agricoltura nuova, au Latium, Galline Felici, en Sicile, ont une envergure et un rayon d’action exemplaires. La Quarantina, par exemple, fédère une cinquantaine de fermes. Toutes ces structures partagent les mêmes critères structurels: principes et méthodes bio, diversification des produits cultivés ou transformés, organisation autogestionnaire.
Avec des effectifs de quelques dizaines de coopérateurs, ces phalanstères ont à leur actif une gamme impressionnante d’activités et de produits – plus de 400. Valle Uniti cultive la vigne – 10 étiquettes de vin –, produit des légumes, des céréales, du foin, transforme les produits de ses élevages de bovins et de porcs (fromages, viandes et salaisons), accueille en hébergement et restauration les adeptes de l’agritourisme. Le consortium sicilien Galline felici, spécialisé au départ dans les agrumes, a diversifié tout azimut (conserves de légumes, de fruits, de confitures, de condiments, de poissons et de viandes). En circuits courts, sans médiations des centrales d’achat, trop souvent contrôlées par la mafia, il approvisionne les GAS9 value="9">Groupes d’achats solidaires. et son rayon d’action s’est élargi jusqu’aux villes du nord.
En aval de ces pôles de contestation, on trouve de plus en plus de marchés de proximité. Depuis quelques temps, les petits producteurs paysans regroupés dans «Genuino clandestino»10 value="10">Littéralement, «véritable clandestin», réseau de marchés affranchis des réglementations en vigueur. ont même innové dans l’illégalité. Ils transgressent toutes les réglementations et pratiquent la vente directe de leurs produits bio «autocertifiés». L’autocertification est leur dernière forme radicale de résistance au contrôle social, lucratif, d’une douzaine d’officines jugées inutilement parasitaires. Les plus subversifs organisent en camionnettes des raids dans les quartiers suburbains, annoncés de bouche à oreille par leurs réseaux militants.
Si l’on ajoute à toutes ces forces de dissidence les réseaux pour le maintien des parcs nationaux et des conservatoires végétaux, menacés d’ablations, ceux de défense de la biodiversité, l’association de femmes de Navdanya, Rete semi rurali11 value="11">En langue indienne, «nouvelles semences», version italienne des réseaux créés en Inde par Vandana Shiva. Réseau de semences rurales, contrairement à Kokopelli, respectueux des normes, en l’occurrence des législations régionales protectionnistes., les anti-OGM12 value="12">La position de l’Italie (interdiction totale des cultures transgéniques) pourrait être révisée, au niveau de la commercialisation, par la Commission européenne. Cet article clôt la série sur l’agriculture italienne, dont les volets 1 et 2 ont paru les 14 et 21 octobre 2012. en lutte contre les trusts semenciers et leur pillage «légal» des ressources naturelles, l’espoir d’un changement en profondeur du secteur crucial de l’agriculture reste une utopie à la portée de tous ceux qui veulent en vivre.
Notes
* Forum civique européen.