Eveline Widmer-Schlumpf, d’un stéréotype à l’autre
Quelques quatre années en arrière, Eveline Widmer-Schlumpf acceptait d’entrer au Conseil fédéral en prenant la place de Christoph Blocher. C’était là, pour le groupe Union démocratique du centre, un acte de traîtrise. Dans les heures qui suivirent, l’UDC l’excluait de son groupe parlementaire, arguant qu’elle avait comploté dans le dos du parti pour être élue. Chaque étape du long processus d’exclusion de Eveline Widmer-Schlumpf, ainsi que celle de sa section cantonale, était l’occasion pour les représentants de l’UDC de qualifier la Grisonne de «traîtresse» aux micros des journalistes.
Différent de celui auquel eut droit en son temps Otto Stich, ce traitement renvoyait Eveline Widmer-Schlumpf à une figure stéréotypée de la femme en politique: l’intrigante, la femme qui ne doit son accession au pouvoir qu’à sa capacité d’agir sans se montrer1. Les effets de ce puissant instrument de stigmatisation n’eurent pas gain de cause sur Eveline Widmer-Schlumpf. Ils prirent fin à l’automne 2008, de par l’autorité avec laquelle elle géra, au pied levé, le sauvetage de la plus grande banque du pays. Depuis le début du mois d’août, Eveline Widmer-Schlumpf est revenue au centre de la scène politique. Trois épineux dossiers l’y ont poussée: l’achat de CD de données bancaires volées par des länder allemands, l’accord en matière d’impôt sur les successions avec la France et la transmission de noms de collaborateurs de banques au fisc étasunien. Cependant, elle est maintenant présentée aux mêmes micros comme une technicienne, une experte. C’est à ses compétences, mais aussi à sa communication qu’elle doit cette embellie médiatique.
En interview, comme en point presse, on note chez elle un faible emploi des techniques pédagogiques courantes chez les ministres qui doivent faire face à des situations de crise: pas de schémas, ni de questions rhétoriques, l’absence de gestualité figurative, la rareté du «donc» et du «c’est pourquoi». Dans ses interventions médiatiques, elle déconsidère la forme, pour ne traiter que du fond. Ce faisant, Eveline Widmer-Schlumpf laisse entendre qu’elle n’est pas enseignante universitaire, ni cheffe de parti, elle est actrice de ses dossiers.
Les journalistes, habitués aux formules ciselées des politiques sensées leur assurer une présence médiatique, en sont pour leurs frais. Ainsi, le 7août, questionnée sur son sentiment au sujet du transfert par les banques de noms d’employés aux autorités étasuniennes, la cheffe du Département fédéral des finances et actuelle présidente de la Confédération répond: «Je dois d’abord vraiment savoir ce qui s’est passé avant d’être choquée». Quant aux parlementaires qui souhaitent manifester leurs inquiétudes sur les dossiers en question, ils semblent goûter qu’une ministre endosse seule les responsabilités, sans se mettre en avant.
Ce statut de technicienne ressort d’autant plus qu’on ne voit guère de spécialistes s’exprimer publiquement sur ces dossiers, à l’exception, pour ce qui est de la Suisse romande, du professeur Xavier Oberson. Les banques, en dépit des critiques dont elles font l’objet, ne sont pas plus présentes dans les débats. Leurs défenseurs comptent sur la contribution du secteur bancaire à la croissance économique du pays, relayée dans des études, pour rétablir son image. S’ajoute à cela que la Commission de l’économie et des redevances du Conseil national (CER-N) est actuellement présidée par Christophe Darbellay, en phase avec Eveline Widmer-Schlumpf. Ils ont inauguré une efficace division du travail communicationnel lors de la séance de la CER-N consacrée aux négociations fiscales en cours: la cheffe du DFF s’est expliquée devant les commissaires, le président de la commission s’est exprimé devant les journalistes.
L’acquisition, même temporaire, du statut de technicienne est un succès incontestable pour une ministre qui passait pour traître dans la législature précédente. Reste que la technicienne, froide et rigide, est aussi une image stéréotypée de la femme. A ce stade, malgré son profil et son histoire, Eveline Widmer-Schlumpf ne s’échappe pas des identités toutes faites des femmes en politique et plus largement dans notre société.
* Chargé d’enseignement en sociologie de la communication, UNIGE.
1 Catherine Achin et Sandrine Lévêque, Femmes en politique, La Découverte, 2006.