Chroniques

L’étrange rayon X de Monsieur Melgar

ENTRE LES LIGNES
Vol spécial de Fernand Melgar
Fernand Melgar

La semaine dernière, j’ai enfin vu Vol spécial sur la RTS. Après l’enthousiasme et la fureur que le documentaire de Fernand Melgar avait déclenchés à sa sortie, je m’attendais à tout. Et j’étais prêt – par un snobisme d’intellectuel à qui on ne la fait pas – à lui trouver mille défauts. J’ai néanmoins découvert que les prétendues failles du film étaient ses principaux mérites.
Melgar n’explique rien, dit-on. Il montre la vie quotidienne d’un centre de détention administrative sans jamais «mettre en perspective»: pas de statistiques sur l’immigration clandestine, pas de retour biographique sur les détenus, pas de recul vers l’arrière-plan politique des renvois forcés. On voit des gens et leurs interactions: c’est tout. Pour un documentaire, c’est peu documenté. C’est pourtant dans ce prétendu défaut que réside le premier mérite de Vol spécial. Il nous montre des vies «nues» – des corps qui coexistent, des sensibilités qui s’entremêlent au réfectoire, des émotions qui sourdent. Ces vies nues sont enfermées dans la carapace de Frambois pour des raisons politiques; elles matérialisent un arsenal législatif; et leur réunion entre quatre murs est justifiée ou condamnée par des considérations abstraites. Vol spécial abrase ces abstractions et nous offre un regard presque matérialiste sur ce que nos grands mots font à de simples corps émus et doués de parole. C’est ce qu’on peut appeler le Test du Rayon X: débarrassons les choses de leurs oripeaux institutionnels, et voyons-les dans leur nudité naturelle. Cela nous permettra ensuite de juger l’institution pour ce qu’elle fait aux gens. Voltaire ne procédait pas autrement quand, pour critiquer la guerre, il écrivait dans ses Lettres philosophiques: «Notre Dieu, qui nous a ordonné d’aimer nos ennemis et de souffrir sans murmure, ne veut pas sans doute que nous passions la mer pour aller égorger nos frères, parce que des meurtriers vêtus de rouge, avec un bonnet haut de deux pieds, enrôlent des citoyens en faisant du bruit avec deux petits bâtons sur une peau d’âne bien tendue». Les meurtriers vêtus de rouge, ce sont des recruteurs – les agents autorisés de l’institution militaire. Voltaire n’en a cure: oublions le vernis des institutions, nous saurons mieux ce qui au fond se passe. Vol spécial, c’est les fantasmes d’Yves Nidegger passés au rayon X.
Mais Vol spécial opère un «zoom sur l’émotion», pour parler comme Nidegger lui-même dans le débat qui suivait la diffusion du film sur la RTS. Or l’émotion, c’est bien connu, est un guide peu sûr. En contrariant la froide raison, Melgar serait coupable de nous égarer. Peut-être. Mais un tel verdict suppose toute une philosophie rationaliste, dont la vérité n’est rien moins que sûre. Nombreux sont ceux qui la contestent – de David Hume au XVIIIe siècle au philosophe américain Jesse Prinz aujourd’hui. Hume pensait ainsi que les distinctions morales sont plus «senties» que «jugées». Car le propre d’une conviction morale est de pousser à l’action. Or la raison est inerte – elle se contente de nous éclairer sur les relations entre idées et les relations entre faits. Donc la raison ne peut être à la base de nos convictions morales. La distinction entre le bien et le mal est par conséquent le fruit de nos émotions – et plus précisément de notre sympathie naturelle avec les peines et les plaisirs d’autrui. Dans la même veine, Jesse Prinz soutient aujourd’hui que les jugements moraux sont des «attitudes émotionnelles»: admettre le principe moral interdisant le vol, cela «exige une disposition à éprouver de la colère quand les autres volent et de la culpabilité quand la tentation de voler gonfle en soi-même». De ce point de vue sentimentaliste, le «zoom sur l’émotion» n’est pas un motif de critique, mais un motif de louange: grâce au test du Rayon X, Vol spécial permet à notre boussole émotionnelle de s’orienter dans le brouillard des abstractions, en nous montrant les peines concrètes produites par les signes en apparence inoffensifs de nos textes de lois. Loin de nous égarer, Vol spécial éclaire le chemin de nos jugements moraux. Voilà une philosophie qui, à défaut d’être à l’abri du doute, vaut bien celle d’un Nidegger.
N’empêche: les émotions suscitées par le film sont incomplètes ou distordues. Car jamais Melgar, fulmine le cinéaste Paulo Branco, ne pousse les gardiens dans leurs retranchements. Ces derniers apparaissent à l’écran comme des bons bougres sans intention maligne. Et ils s’attirent la sympathie au même titre que les détenus. Donc, conclut Branco, Vol spécial est une œuvre complice: c’est même un film fasciste. Une telle attaque ne porte qu’à une condition: le «fascisme» présuppose la méchanceté. Comme le film masque la méchanceté des gardes-chiourmes, il dissimule la cruauté administrative des expulsions forcées. Mais l’oppression bureaucratique n’a pas besoin de la mauvaise humeur individuelle. Elle se nourrit de professionnalisme: «Ce manque d’égards n’est que la stricte conséquence de l’observation des règlements», dit un des fonctionnaires du Château de Kafka. Sous-entendu: n’y voyez rien de personnel. Nul besoin de cris, de fouets et de bergers allemands aboyant dans la nuit: l’application mécanique de réglementations abstraites par de bons pères de famille suffit à faire le travail. Telle est la troisième qualité de Vol spécial. Chaque plan nous montre des fonctionnaires bon enfant, et pourtant la machine suit son cours paisible jusqu’à l’acte final: «Monsieur, j’en suis navré, mais l’heure est venue pour vous de subir un traitement dégradant». Et le film nous suggère cette amère vérité: la cruauté peut se passer des gens cruels.

* Philosophe, auteur du Dilemme du soldat. Guerre juste et prohibition du meurtre et de Gare au gorille. Plaidoyer pour l’Etat de droit.

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