Contrechamp

DE L’INDIGNATION À LA TRANSITION

SORTIE DE CRISE • René Longet expose des pistes de réflexion pour passer du modèle néolibéral actuel à un monde plus juste et plus écologique. Si les outils de transition existent, ils demandent à être orchestrés par l’ensemble des nations.
René Longet: «Il s’agit très clairement de mettre sur pied des régulations Jean-Patrick di Silvestro

Le mouvement des indignés et le tirage phénoménal de l’appel de Stéphane Hessel, témoin magnifique du XXe siècle, illustrent qu’il y a une autre façon de montrer sa colère contre la dérégulation et le pouvoir abusif de la finance que de réclamer le retour à l’Etat-nation et d’invoquer la préférence nationale.
S’inscrivant dans le sillage des mouvements altermondialistes, le mouvement des indignés est à la fois spontané et sans frontières. C’est bien, car les enjeux sont globaux, à tous les niveaux. Et comme le dit justement Stéphane Hessel, l’indignation doit conduire à l’action, est un levier pour le changement, non un état. Le changement passe par l’action, et celle-ci exige trois conditions: la durée, l’organisation et une programmatique.
Quand j’entends programmatique, je ne veux pas parler d’une bible, d’une description minutieuse de lendemains qui chantent car on le sait, la théorie, les systèmes fermés et l’idéalisation sont les cimetières des bonnes intentions… J’entends plutôt la nécessité de décrire concrètement comment passer d’une rive à l’autre, comment passer du monde réel d’aujourd’hui au monde réel de demain. Autrement dit, ce qui est décisif, c’est de faire la transition de l’un à l’autre, concrètement, à partir des conditions de vie de chacun. Que seront mon emploi, mon revenu, mon habitat, mon mode de vie? Quelles sont mes aspirations, que suis-je désireux et prêt à faire de ma vie? Et comment vais-je m’y prendre?
Il s’agit de baliser ce passage vers cet autre monde auquel nous aspirons, moins matérialiste, moins agité, moins superficiel, plus en équilibre avec lui-même, où les humains pourront dépasser leurs démons, où ils pourront espérer reprendre le contrôle de leurs propres créations, financières, institutionnelles, techniques… pour les mettre à leur service et plus en être asservis. Tout cela, en n’occultant pas l’ambivalence humaine, en ne tombant pas dans l’illusion d’un être humain transfiguré, bref, «bon»… qui a tant fait de tort: qui veut l’ange obtient la bête.
C’est cette transition réaliste vers un monde vivable qui est vraiment intéressante.

Des motifs d’indignation aux objectifs à atteindre

En révolte, indigné, contre quoi? On peut faire une liste, elle n’est pas exhaustive mais donne quelques pistes:
• Le fait que la majorité de l’argent qui circule dans le monde ne participe ni à l’économie réelle ni aux tâches des collectivités;
• Les risques écologiques planétaires: érosion et destruction des sols cultivables, empoisonnement de la chaîne alimentaire par les molécules chimiques omniprésentes, disparition massive d’espèces animales et végétales, destruction de la forêt tropicale, surpêche des océans, changements climatiques, prédation des ressources non-renouvelables;
• La montée des inégalités, ces centaines de millions d’humains qui ne peuvent toujours pas aller à l’école, avoir un toit, disposer de soins et d’eau potable, manger à leur faim, avoir un emploi…
• La guerre, la violence, l’intolérance, le racisme, l’intégrisme, caricature du religieux… le manque de transparence, de démocratie, la corruption…
Ces motifs d’indignation soulignent en creux les objectifs, dessinent les contours des revendications.
Il s’agit très clairement de mettre sur pied des régulations, des règles du jeu, d’un jeu qui nous a échappé, et cela au niveau le plus global. Pour structurer ces régulations, il convient d’affirmer des valeurs, des buts. Les droits humains, le développement durable en fournissent d’excellents et ont le grand avantage d’exister et d’être inscrits dans de nombreux engagements, bien sûr loin d’être toujours tenus.
Quand on relit la définition du développement durable, pas besoin de réinventer la roue. Il faut juste passer à l’action: «Le développement durable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion: le concept de besoins, et plus particulièrement des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations (…) de la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir.»
Réaliser cela signifie à répondre en priorité, avant nos gadgets et autres futilités, aux besoins des entre 1 à 2 milliards d’humains qui n’ont pas de toit, d’emploi, d’accès à l’eau potable, aux soins, à l’éducation, à l’assainissement, qui ne mangent pas à leur faim, tout en réduisant l’empreinte écologique de nos façons de vivre. Déjà actuellement nous vivons à crédit et surconsommons les capacités de la Terre, et si rien ne se passe, en 2030, il nous faudra deux planètes, et ce sera un accroissement constant des inégalités. Toute crise écologique frappe d’abord les plus démunis et les plus précarisés.
Autrement dit, un monde plus juste ne peut être qu’un monde plus écologique, et vice-versa. Pour les pays européens, notre empreinte écologique dépasse de trois fois notre biocapacité, et c’est pourquoi la société à 2000 W (la division d’ici 2050 par trois de notre consommation et sa satisfaction à raison des trois-quarts par des ressources renouvelables) est une exacte traduction de ce qu’il faut faire.

Changer la donne économique

Les techniques à mettre en œuvre sont connues. On sait comment bâtir des maisons zéro énergie, minimiser les déchets, passer d’une économie de l’obsolence à une économie de la fonctionnalité (en faisant succéder la capacité de réutilisation à la société du prêt-à-jeter). L’agriculture biologique existe, les énergies renouvelables aussi.
La Suisse est le pays industrialisé à la plus forte part de marché du commerce équitable. L’économie sociale et solidaire prend son essor: il y a l’habitat coopératif, la banque alternative, les fonds de placement éthiques… on peut acheter du bois durable, du poisson durable, à travers les certifications comme FSC ou MSC. Dans toutes les branches, il existe aujourd’hui des offres qualitativement à jour.
Mais si cela ne se généralise pas, c’est non seulement parce que ce n’est pas assez connu. C’est aussi parce que le consommateur, induit en erreur par le bon marché qui occulte les coûts environnementaux et sociaux, ne fait pas forcément les bons choix. C’est, et surtout, parce que l’économie aujourd’hui permet l’accaparement et la prédation, et que le bien public et le respect du plus faible ne sont pas garants de rentabilité. Au contraire, trop souvent!

 

Les voies de la transition
Le mouvement social a proposé voici plus de vingt ans la «taxe Tobin», une façon de rapatrier au moins une partie des fonds spéculatifs vers une utilité collective. Au-delà de cette mesure emblématique, pour assurer une gestion durable et équitable des ressources de notre planète, des outils de la transition sont par exemple:
• Assurer un monitoring planétaire de l’état des ressources, et de leur répartition;
• Imposer en conséquence des quotas (en matière de pêche, de recyclage, de forêts…;
• Légiférer sur les flux de matières, tendre vers une économie fonctionnant en boucle, prioriser la réutilisation, l’entretien et la réparabilité;
• Réduire les émissions de CO2 par une taxe mondiale sur le CO2 et des exigences de performance énergétique;
• Reconnaître les services écosystémiques que la nature fournit (exemple: le rôle des abeilles) et agir en conséquence (un exemple tiré de la politique agricole sont les «prestations écologiques requises» payées pour la «production» de biodiversité;
• Remplacer le Produit intérieur brut (PIB) par des indicateurs de développement durable;
• Maintenir le vivant (semences cultivées et naturelles) dans le giron public (interdiction de breveter et de privatiser les semences);
• Prioriser une agriculture écologiquement et socialement responsable;
• Lancer des programmes d’impulsion pour assainir le parc immobilier, promouvoir les Clean Tech;
• Imposer la responsabilité du producteur tout au long du cycle de vie d’un bien;
• Généraliser le commerce équitable;
• Respecter les engagements pris par les Etats industrialisés en 1970 de consacrer 0,7% de leur PIB à des projets d’aide au développement;
• Faire respecter les conventions de l’Organisation internationale du travail à tous les niveaux, y compris par les sous-traitants;
• Généraliser des politiques d’achat affirmant des exigences écologiques et sociales;
• Développer l’information et l’éducation du consommateur;
• Réaliser les huit objectifs du Millénaire des Nations Unies, les renouveler et les compléter sous forme d’objectifs de développement durable…

Une concertation internationale est indispensable. Certaines de ces mesures sont possibles au niveau national mais d’autres nécessitent des régulations globales. Les Nations Unies ont convoqué pour juin 2012 la Conférence Rio +20 appelée aussi Conférence des Nations Unies sur le Développement durable. Ses deux thèmes sont «L’économie verte dans le cadre du développement durable» et «Le cadre institutionnel du développement durable», deux enjeux-clé pour l’action.
En vue de ce rendez-vous de nombreuses agences des Nations Unies travaillent à des projets, autour de la définition donnée par le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) dans son rapport Vers une économie verte: «Pour le PNUE, l’économie verte est une économie qui entraîne une amélioration du bien-être humain et de l’équité sociale tout en réduisant de manière significative les risques environnementaux et la pénurie de ressources» (p. 9). L’agenda des Nations Unies doit être l’occasion pour la société civile de s’unir autour de propositions concrètes afin de leur donner un maximum de chances.
Tout cela vise une sortie de crise par une nouvelle donne, cessant de séparer éthique et rentabilité, création d’emplois et gestion économe des ressources, utilité sociale et lutte contre la pauvreté, sous l’égide des droits des générations à venir et d’une hiérarchie des besoins. Préparons-nous pour ce rendez-vous: c’est un jalon pour réaffirmer le besoin de maîtriser la mondialisation, de connaître des cadrages éthiques, écologiques et sociaux après la tornade néolibérale, de réaffirmer la primauté de la volonté sur la fatalité. Nul doute qu’avec ces propositions le fonctionnement et le référentiel de l’économie ne seront plus tout à fait les mêmes, et c’est bien à ce niveau que se situent à la fois les causes et les remèdes.
R.Lt

* Expert en développement durable, Président du Parti socialiste genevois.

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