Contrechamp

Trompeuses apparences

  SOCIÉTÉ • Spiritualité et progressisme, deux principes antinomiques? Un «brevet d’athéisme» ne garantit pas une pensée progressiste, analyse Dominique Ziegler. Sous des apparences subversives, la posture anti-religieuse peut même camoufler une attitude éminemment réactionnaire.

 

Il est de bon ton dans les sphères progressistes de se proclamer athée et de reléguer tout ce qui touche de près ou de loin à la spiritualité et à la religion au rang de dangereuse superstition. L’auteur de ces lignes n’échappe pas à ce mouvement péremptoire, d’ailleurs largement justifié d’un point de vue historico-politique. En effet, la liste des atrocités commises au nom des religions, toutes époques et latitudes confondues, remplirait plusieurs bibliothèques; la manipulation des masses sous couvert religieux a été une constante dans la stratégie des classes dominantes pour son maintien au pouvoir.
 
A l’heure des technologies toutes-puissantes, la prédominance de la chrétienté en Europe s’est amoindrie, victime de son usure et de son hypocrisie. Le fait religieux en Occident a diminué, mais n’a pas disparu pour autant. Des croyances new age ou exotiques ont damé le pion à la chrétienté vermoulue. Le succès des sectes diverses ou l’engouement massif pour le bouddhisme démontre bien que le besoin de spiritualité reste fortement ancré chez les Occidentaux, malgré les progrès scientifiques des dernières décennies. Cet engouement répond au besoin inassouvi de l’homme de trouver un sens à la vie devant le vide métaphysique éternel. Les croyances spirituelles, aussi vaseuses soient-elles, constituent aussi et surtout une manière pour les plus faibles et les plus sensibles de nos contemporains de supporter l’inhumanité de la société occidentale (modèle de civilisation exporté mondialement) dont le tissu communautaire s’est défait depuis longtemps et au sein de laquelle la concurrence est devenue la forme de rapport social la plus développée.
 
Quant au reste du monde, non blanc, davantage préservé au niveau de la communauté, il a mieux protégé ses croyances ancestrales et les revendique parfois jusqu’à l’extrême. On ne s’étendra pas davantage dans cet article sur ces considérations ethnologiques et sur la place de la spiritualité dans les sociétés modernes ou dans les sociétés traditionnelles. Focalisons-nous plutôt sur les apparences de subversion et de progrès qu’offre la posture «anti-religieuse» dans nos contrées et tâchons de voir en quoi elle ne suffit pas en elle-même à définir une pensée véritablement révolutionnaire et en quoi, au contraire, elle peut parfois camoufler une attitude éminemment réactionnaire.
 
Trois exemples illustreront cette assertion: le premier est la fameuse montée au créneau de toute une frange de l’intelligentsia de gauche, il y a quelques années, pour défendre les caricatures de Mahomet par des dessinateurs danois sévissant dans un journal d’extrême droite. Les dessins comportaient leur lot de clichés racistes, à commencer par le dessin figurant un musulman (Mahomet en personne, de l’avis de certains lecteurs) allumant une bombe camouflée dans son turban. L’amalgame «tous les musulmans sont des terroristes» ne faisait pas de doute; ce dessin était exactement du même tonneau que les dessins antisémites publiés au cours des années trente dans les journaux d’extrême droite français ou suisses caricaturant les juifs comme des araignées prédatrices en train de soustraire le trésor national.
 
L’opinion publique européenne fut invitée à s’indigner non pas du racisme des dessins caricaturant les musulmans, mais de la réaction négative des intéressés. Devant les protestations du monde musulman, les courageux «anarchistes» de l’hebdomadaire pseudo satirique Charlie Hebdo s’empressèrent de prendre le train en marche, et, au nom de la liberté d’expression et de la défense de la laïcité, se posèrent comme les dignes héritiers de Voltaire face à l’obscurantisme religieux, et publièrent les douteux dessins danois. Ils en profitèrent pour produire un film documentaire à leur propre gloire, film qui les mena jusqu’aux marches du festival de Cannes où ils paradèrent en costume nœud pap’ sous les flashs des medias complaisants. On s’aperçut ensuite que le leader de Charlie Hebdo, Philippe Val, sous couvert d’anarchisme bobo, s’approchait dangereusement des thèses atlantico-sionistes en vogue chez les émules de George Bush (Bernard-Henri Lévy, Alexandre Adler, etc.) à coups d’éditoriaux bien sentis dans lesquels l’idée d’une suprématie de la pensée occidentale sur les peuples barbares (lire arabo-musulmans) se dessinait chaque semaine de manière plus évidente. La suite de la trajectoire de Val parle d’elle-même: licenciement pour un faux motif du dessinateur Siné (un vrai athée, lui, qui n’avait pas besoin de parader), puis passage avec armes et bagages chez Sarkozy.
 
Sous couvert de laïcité, d’anti-religion et de pseudo liberté d’expression (dont la suite confirmera à quel point Val y était attaché, cf. le licenciement d’humoristes de France Inter!), l’activisme bruyant des laïcards de Charlie Hebdo servait avant tout de cache-sexe à une islamophobie de plus en plus commune dans nos contrées. Les sbires de Val ont d’ailleurs récemment réitéré l’opération avec un numéro surnommé Charia Hebdo à la nullité affligeante et aux arrière-pensées douteuses. On voit bien à quel point l’esprit des Lumières peut être perverti, comment des valeurs de progrès affichées peuvent parfois camoufler une stratégie réactionnaire inverse.
 
Mais l’esprit des Lumières, référence suprême de nombre d’intellectuels de gauche, synonyme de progrès pour l’humanité, de libération de la tutelle obscurantiste du clergé, a-t-il toujours servi à l’épanouissement du peuple? Le deuxième exemple que j’aimerais citer nous ramène justement au temps des philosophes du XVIIIe siècle; il nous est rapporté par un chrétien de gauche, l’historien Henri Guillemin, au sujet de la cabale dont fut victime Rousseau suite à la parution du Contrat Social et surtout de l’Emile. Guillemin dévoile le trouble jeu de Voltaire associé aux classes dominantes genevoises et françaises pour nuire à son ennemi Rousseau, dont les écrits mettaient en péril la hiérarchie sociale à laquelle Voltaire, malgré la teneur progressiste de ses écrits, restait fermement attaché. Anti-religieux radical, Voltaire ne supportait pas la conception panthéiste de Rousseau qui voyait l’oeuvre de Dieu dans la nature et concevait la spiritualité (débarrassée de son expression cléricale) comme un ciment moral commun permettant d’atteindre les préceptes d’égalité et de justice pour tous.
 
Voltaire va, dans un premier temps, peindre Rousseau auprès des esprits bourgeois éclairés proches des Lumières comme un bigot délirant puis, dans un deuxième temps, utiliser l’argument inverse, faire courir des bruits sur les atteintes supposées de Rousseau à la foi chrétienne, et tenter de le faire taire en excitant les instances juridiques réactionnaires de Paris et Genève. Le summum de l’hypocrisie sera atteint dans son alliance avec le banquier Dupan de Genève, membre du Petit Conseil, qui partage avec Voltaire une aversion (secrète celle-ci) pour les croyances religieuses, mais qui défendra en public la posture inverse et aura une influence déterminante sur la condamnation de Rousseau à Genève.
 
Rousseau, en défendant une conception de la religion qui délivre l’homme de l’oppression et qui se débarrasse de l’hypocrisie du clergé parvint à se mettre à dos à la fois la classe dominante et le clergé, pendant que l’athée Voltaire pactisait avec ces mêmes forces.
 
Ainsi, rien n’est simple: la spiritualité, la religion, synonymes pour les gens de ma génération de réaction et de superstition ne se limitent pas à la veulerie d’un Benoît XVI ou à la folie d’un Ben Laden; l’athéisme bruyant, de son côté, n’est pas non plus toujours équivalent de pensée libertaire élevée.
La place me manque pour citer en détail le parcours du socialiste le plus prestigieux et le plus sincère que la France ait connu, Jean Jaurès. Jaurès, croyant convaincu, œuvra toute sa vie pour l’émancipation du prolétariat, contre les inégalités sociales, et pour limiter les pouvoirs du clergé, tout en assumant sa foi. Partisan du dialogue avec les bourgeois éclairés, il s’attira les quolibets de nombre de politiciens et d’éditorialistes d’extrême gauche, qui raillèrent sa vision politique teintée de spiritualisme et de tolérance. Jaurès trouva toujours sur sa gauche des adversaires farouches comme Jules Guesde ou Gustave Hervé qui ne manquèrent pas d’ironiser sur ce bourgeois venu sur le tard au socialisme et qui refusait de se défaire de sa croyance en Dieu. Mais ce fut Jaurès qui paya de sa vie ses convictions pacifistes et sa foi en l’humanité à la veille de la Première guerre mondiale alors que, dès le lendemain du crime, Guesde le socialiste sans concession et Hervé l’éditorialiste anarchisant rallièrent comme un seul homme le gouvernement bourgeois dans un élan patriotique et guerrier des plus nauséabonds! Encore une fois, les apparences étaient trompeuses.
 
Le sentiment religieux est à double tranchant; son pendant athéiste progressiste l’est tout autant! Derrière les idées affichées, il convient toujours de chercher la logique cachée, la stratégie secrète. Un brevet d’athéisme et de laïcité ne suffit pas à définir un individu comme réellement progressiste. S’il est vrai que nous avons besoin de valeurs communes pour nous retrouver (et la méfiance envers les religions doit en faire partie), il convient toujours de regarder au-delà de ces valeurs, de chercher, pour paraphraser Jaurès, la réalité «sensible» derrière le monde apparent.
 
Nous devons être particulièrement vigilants, car les idéaux de gauche sont les plus porteurs d’espoirs et, pour cette raison même, les plus sujets à manipulations. Le système a compris depuis longtemps que les meilleurs instruments de la réaction n’étaient pas ceux qui s’affichaient comme tels. Le torpillage de la vraie gauche est avant tout effectué par des mouvances qui se réclament elles-mêmes de valeurs de gauche. Pour faire triompher nos idées: sus aux clichés!
 

Auteur metteur en scène. A l’affiche: Patria grande, Théâtre Saint-Gervais, Genève, www.saintgervais.ch

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