Etatiser les pharmas?
Se pourrait-il que les déboires du site de Novartis à Nyon représentent une occasion unique pour la Suisse de se prémunir une bonne fois contre les tempêtes qui menacent la branche pharmaceutique dans son ensemble? Durant toutes ces dernières décennies, notre société a confié la quasi-totalité de son approvisionnement en médicaments au secteur privé, avec un succès essentiellement non démenti jusqu’ici. Mais depuis plusieurs années, des indices s’accumulent, suggérant que la pérennité de ce succès n’est pas garantie1.
Les décisions de la direction générale de Novartis pourraient ne pas manquer entièrement de sagesse. Le pipeline des véritables découvertes s’assèche progressivement, les prix sont artificiellement maintenus à des niveaux déraisonnables2, la production a été massivement délocalisée – non sans risque3 – et une spéculation de moins en moins saine a envahi la branche, secouée par maintes affaires successives du Vioxx au Mediator. Rien n’interdit d’imaginer de prochains et douloureux groundings, sous forme de brutales ruptures d’approvisionnement ou d’explosions de prix, dont les malades seraient les premières victimes. Au début de ce mois, Barack Obama a d’ailleurs ordonné des mesures visant à anticiper le risque de pénurie de médicaments vitaux aux Etats-Unis4.
Dans ce contexte, ne pourrait-on pas imaginer que l’Etat reprenne lui-même le site de Nyon pour le transformer en une compagnie pharmaceutique nationale et réorienter sa production vers les besoins essentiels du système de santé? Ne devrait-on pas tirer profit de ces temps de franc fort et de création de monnaie pour financer une telle opération? Une saine complémentarité entre secteurs privé et public ne constituerait-elle pas à moyen terme la meilleure garantie d’un service optimal au citoyen-consommateur, comme on le voit dans les soins médicaux, les transports ou l’éducation?
Des produits bon marché abandonnés ou en passe de l’être pour raison commerciale, malgré une efficacité et une sécurité bien établies, redeviendraient accessibles à la prescription médicale. Des solutions de secours pourraient être rapidement mises en place pour faire face à la pénurie soudaine d’un médicament vital (mission déjà partiellement dévolue à la pharmacie de l’Armée). Une réelle pression sur les prix désamorcerait la spéculation, assainirait le secteur et soulagerait les coûts de la santé. Au besoin, la possibilité concrète d’une expropriation de brevet donnerait à réfléchir aux producteurs tentés de profiter abusivement de la souffrance humaine. Une compagnie en mains publiques sécuriserait les compétences pharmaceutiques accumulées dans l’arc lémanique, en leur offrant un vase d’expansion entre les universités, l’EPFL et les firmes biotechnologiques prometteuses mais fragiles de la région. Quelques ajustements de législation et de réglementation seraient sans doute nécessaires.
Mais enfin, un souffle nouveau d’éthique communautaire viendrait inspirer une production de médicaments devenue trop exclusivement mercantile, en promouvant d’authentiques valeurs pharmaceutiques et médicales dans un domaine qui nous concerne tous, tôt ou tard.
* Médecin pharmacologue clinique, Lausanne.
1 Philippe Pignarre. Le grand secret de l’industrie pharmaceutique. La Découverte, Paris 2004.
2 Pietro Boschetti, Pierre Grobet, Josef Hunkeler & Georges Muheim. Le prix des médicaments. L’industrie pharmaceutique suisse. Editions d’en bas, Lausanne 2006.
3 Gardiner Harris. «The safety gap. Can the F.D.A. ever hope to police Chinese meds?», New York Times, 2 novembre 2008.
4 Gardiner Harris. «Obama Tries to Speed Response to Shortages in Vital Medicines», New York Times, 31octobre 2011.