PAS D’ÉCOLOGIE SANS ÉQUITÉ SOCIALE
L’équité sociale est indissociable du projet écologiste. Une telle affirmation peut paraître banale, voire superflue, tant elle est évidente pour beaucoup. Pourtant, les écologistes sont fréquemment sujets à la critique au sujet de leur vision de la justice sociale. Plus précisément à deux formes de critique, qui sont en réalité antagonistes. Selon la première de ces critiques, le projet écologiste relèguerait au second plan les considérations sociales, ce qui aurait pour conséquence de détourner l’attention des décideurs et des médias de l’urgence sociale au profit de l’urgence environnementale. Selon la deuxième critique, l’écologie devrait s’affranchir de ses préoccupations d’ordre social pour mieux parvenir à pénétrer l’ensemble des sphères de décision, dans une perspective globale et intégrative. Ces deux critiques –contradictoires, mais néanmoins récurrentes dans le débat politique actuel– nous fournissent l’occasion de nous reposer certaines questions fondamentales…
La nature, bien collectif
La nature est un bien collectif –un patrimoine commun– qui ne saurait faire l’objet d’une appropriation par une minorité. La question fondamentale de la justice distributive d’Aristote prend une nouvelle teinte sous les auspices de l’écologie: comment garantir une juste répartition d’un patrimoine fini tout en veillant à sa préservation pour les générations futures? Ces deux interrogations ne sont pas indépendantes l’une de l’autre. Quoiqu’en disent les magnats de l’univers du court terme, la «finitude» de notre planète n’est guère contestable. La pensée productiviste dominante nous incite à entrer en guerre contre cette limite pour la repousser toujours davantage. L’accumulation de richesses serait la voie royale permettant à la fois de résoudre les inégalités et de trouver des substituts aux ressources épuisées. Mais cette voie est sans issue. Elle est la plus parfaite expression d’un orgueil humain démesuré et le symptôme d’un modèle économique chancelant. Si les pays du Sud suivent notre courbe de développement sans que nous infléchissions la nôtre, nous menons la planète Terre à sa perte. L’écologie nous rappelle à la raison. Les économistes classiques parlent de rareté dans une perspective relative. L’écologie a l’humilité d’admettre que la rareté est absolue.
Une juste répartition des ressources
Plutôt que de déployer des efforts pour repousser une limite qui ne peut pas l’être, le projet écologiste nous invite à repenser les règles de consommation des ressources naturelles, dans un cadre imparti par la nature elle-même et sur lequel nous n’avons aucune emprise. Or, une redéfinition des règles de consommation passe impérativement par une plus juste répartition des biens et des droits à consommer des ressources naturelles. Un bien collectif doit être géré dans une optique commune; la maîtrise autoritaire d’un bien collectif par une minorité, même si elle se prétend éclairée, est pernicieuse à long terme. La sauvegarde du patrimoine naturel commun est impensable sur fond d’inégalités sociales. L’équilibre ne peut se fonder sur des déséquilibres.
La durabilité est au cœur des exigences de la justice environnementale et sociale. La perspective intergénérationnelle nous rappelle que la répartition des droits à consommer des ressources naturelles ne se présente plus uniquement comme un problème de partage d’un «gâteau de taille finie». Il s’agit de la distribution dans la durée d’un gâteau de taille finie, ce qui complexifie singulièrement les choses. Pour fixer les droits de chacun, il convient de tenir compte des responsabilités passées des uns et des autres dans les atteintes à l’environnement ainsi que des prétentions des générations futures.
Deux exemples brûlants d’actualité, les inégalités Nord-Sud ou encore l’impôt successoral en Suisse, illustrent cet «impératif catégorique» d’une écologie orientée vers une plus juste répartition des ressources naturelles à long terme (lire ci-dessous).
Un immense défi
A ceux qui reprochent à l’écologie d’occulter les besoins sociaux –voire de les éclipser– il convient de répondre que telle ne saurait être son ambition originelle. Il s’agit bien plutôt d’une dérive sciemment cultivée par ceux qui refusent de reconnaître les injustices et disparités existantes. L’écologie dévoyée à des fins «dissimulatrices» n’a pas d’avenir.
A ceux qui reprochent à l’écologie d’accorder trop d’importance aux questions de justice sociale, on peut rappeler que l’écologie ne fait sens que si elle est fondée sur une répartition équitable de l’accès aux ressources naturelles. C’est là le défi majeur du XXIesiècle, un défi où écologie et équité sociale sont inextricablement liées. Et c’est dans leur dialogue réciproque qu’émergera l’ébauche d’une solution.
L’impôt successoral pour lutter contre la «fossilisation» sociale On sait que la mobilité sociale est faible en Suisse. Il existe très peu «d’échanges» entre les différentes strates socio-économiques. Si la formation en est une illustration prégnante –il est bien connu que les enfants de parents universitaires ont une très forte chance d’accéder eux aussi à une formation supérieure– il en va de même de la richesse matérielle et immobilière, qui se transmet de génération en génération selon des schémas figés. En Suisse, il est avéré que les ménages héritent davantage qu’ils ne produisent de richesse. Les disparités sociales perdurent au-delà des générations; la fortune globale reste concentrée dans les mains du même petit cercle de personnes. Les disparités sociales se manifestent sous la forme d’une forte inéquité dans l’accès aux ressources naturelles. Que l’on pense seulement à la ressource «sol». Le patrimoine immobilier représente une part considérable des héritages et autres legs. Celui dont les parents sont restés locataires toute leur vie durant part avec un fort handicap face à celui qui dispose, grâce à un héritage immobilier, de fonds propres suffisants pour devenir rapidement propriétaire. Les inégalités sociales deviennent alors inégalités spatiales. Prisonniers du marché foncier, les uns demeurent d’éternels locataires et restent cantonnés aux zones périurbaines peu attractives; les autres ont accès à la propriété, malgré le prix rédhibitoire du terrain en zone villa. Les conséquences à long terme sont connues: mitage du territoire et processus de ségrégation spatiale. Il est indispensable de réfléchir à des correctifs permettant d’atténuer les effets pervers de cette «fossilisation» des strates sociales au travers des générations. Un impôt fédéral sur les successions –tel que réclamé par de nombreux organismes et partis ces derniers mois– constituerait l’un de ces correctifs. Outre des effets de redistribution bienvenus, son produit pourrait être affecté à des mesures écologiques et au lien social. La justice intergénérationnelle en sortirait grandie. Un tel impôt s’inscrit pleinement dans le projet écologiste. R.M.
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Nord-Sud: «investissements verts» au relent colonialiste La prise en compte des responsabilités passées dans les atteintes à l’environnement procède d’un changement profond de paradigme. Ce que les négociateurs du protocole de Kyoto ont pudiquement appelé les «responsabilités communes mais différenciées» est en réalité la marque de l’injustice criante du monde actuel et de la crise environnementale qu’il traverse. Pour aborder la question de l’équité, nul besoin de convoquer les sempiternelles discussions dogmatiques au sujet du «mérite», des «inégalités justes» ou de «l’égalité des chances». L’injustice climatique de la société postmoderne provient du seul fait que les pays du Nord sont responsables des menaces qui pèsent sur les écosystèmes. Leur devoir est donc double: aplanir le fossé qui les sépare des pays du Sud, tout en participant à l’élaboration de solutions assurant la préservation du patrimoine commun. L’accaparement des richesses naturelles par le Nord est une entrave à la poursuite de ce double objectif. L’adoption par le Sud des mêmes modes de développement le serait également. Des renoncements au Nord sont inévitables pour faire mieux avec moins. Au vu de la puissance des considérations géostratégiques et économiques, l’exercice est fort périlleux. Mais une chose est certaine: il ne suffira pas de procéder à quelques transferts de technologie verte vers le Sud, notamment vers l’Afrique, pour résoudre la crise humanitaire et sociale qui y sévit en de nombreux endroits. Et il faut également dénoncer avec force certains investissements «verts» qui s’apparentent parfois davantage à du néo-colonialisme qu’à une réelle lutte contre les disparités sociales. R.M.
* Député des Verts au Grand Conseil vaudois.